LE CHEMIN DE L'HONNEUR D'UN TRAVAILLEUR DU RAIL

Ce livre écrit pour les jeunes et les moins jeunes relate l'histoire d'un fils du peuple. Une enfance passée dans un village du Sud des Ardennes où je suis élevé par un oncle et une tante jusque l'âge de huit ans pour aller ensuite vivre chez ma grand-mère qui est veuve. Ma mère est employée comme femme de ménage, elle ne   peut à la fois s'occuper de moi et travailler. Je n'ai que treize ans lorsque celle-ci m'arrache à ma grand-mère pour me donner le père que je n'ai pas et que je n'aurai d'ailleurs jamais. Ce père d'occasion est manipulé par sa mère qui ne m'aime pas. La séparation d'avec ma grand-mère est un déchirement.

Je passe tout de même avec succès le Certificat d'Etudes Primaires. Ma mère signe un Contrat d'Apprenti quincaillier qui est rompu à l' "amiable" au bout d'un an.

Dans la foulée, je me fais embaucher comme manoeuvre dans une briqueterie. Un "bagne" disent les anciens. Les conditions de travail y relèvent de l'époque de Germinal.

Après avoir trimé pendant huit mois à la briqueterie, je trouve un travail moins salissant et moins pénible. Je suis engagé comme employé de bureau dans une usine textile. L'employeur "omet" de me dire  que je remplace un jeune homme qui effectue son service militaire en Algérie. A 17 ans, j'adhère au Parti Communiste avec lequel je lutte contre la guerre coloniale menée par de Gaulle en Algérie. Au retour du jeune homme qui réintègre son emploi, je suis viré, sans certificat de travail; le chômage n'est pas rétribué. La galère pendant près de six mois et, comme l'oisiveté me pèse, j'entre au CFPA où je fais une formation de peintre en bâtiment. Le CAP en poche, je travaille chez un artisan peintre jusqu'à mon départ à l'armée. Après bien des péripéties, j'embarque à Marseille pour l'Afrique du Nord où je suis incorporé directement.

Mon engagement militant me vaut d'être catalogué "forte tête." L'armée m'affecte dans une compagnie disciplinaire, une machine à briser les hommes. En avril 1961, par la grève, nous avons contribué à la mise en échec du coup de force séditieux fomenté par des généraux félons. Ensuite, c'est le "maintien de l'ordre" dans la Mitidja, puis la mutation dans une soute à munitions où je découvre le napalm.

A mon retour en métropole, reprise des pinceaux pour un an. Puis je suis embauché à la SNCF comme homme d'équipe auxiliaire au triage de Bétheny, près de Reims. D'entrée, je me syndique à la CGT au sein de laquelle je milite. Choisir la lutte plutôt que la résignation et la soumission, cela n'a jamais été le choix de la facilité. J'assume diverses délégations. Rapports, enquêtes, propositions et luttes acharnées se succèdent pour le respect et l'amélioration des conditions de travail, d'hygiène et de sécurité des cheminots. Cela n'est pas un luxe dans mon environnement professionnel.

Je prend ma retraite le 1er mai 1993 à Rethel, dans les Ardennes. Conscient que le monde du travail a besoin de toutes ses forces vives, je deviens membre du bureau de l'Union Locale CGT. J'assume pendant douze ans la tâche de Conseiller prud'homal au Conseil des Prud'hommes de Rethel. Je préside la Section Commerce jusqu'à la disparition de celui-ci. Je ne m'imagine pas restant à ne rien faire, le combat  ne s'arrête pas là. Je suis élu secrétaire de l'Union Locale CGT de Rethel et c'est tout naturellement que je plaide la cause des salariés devant les Conseils des Prud'hommes, notamment ceux de Charleville-Mézières et Sedan, voire en Cour d'Appel à Reims. Parallèlement, c'est en qualité de Conseiller des salariés que j'assiste ceux-ci lors des procédures disciplinaires et les licenciements.

                                                                                                Jacques TOURTAUX 


 

 

                                                             NAISSANCE D'UN GOSSE DE PAUVRE

Après d'éprouvantes et interminables journées sur les routes de l'exode, celle qui allait devenir ma mère a posé ses pénates en Corrèze. Elle avait alors 26 ans. Les gens n'aimaient pas les réfugiés qu'ils appelaient les boches de l'Est. Ma future mère a travaillé comme bonniche dans un village de Corrèze. Elle y a rencontré un jeune homme de son âge, un fils de petit paysan. Ils se sont aimés et ont fabriqué la créature qui relate ce récit. Ma mère est ensuite repartie dans les Ardennes où elle m'a mis au monde à l'hôpital de Rethel. Les bonnes soeurs y faisaient la loi. Ma mère ne savait pas quel prénom me donner.
"Appelez-le Jacques, c'est le prénom d'un saint.!"
Les "majorettes du Vatican" étaient loin de se douter que le petit ange était né athée.

                                                                            
                                                                             LA BRIQUETERIE HACHON

Le 16/10/1956, je me suis fait embaucher comme manoeuvre à la briqueterie Hachon, à Sault-les-Rethel.
 
J'avais un peu plus de 15 ans. J'étais souvent désigné pour participer au chargement de briques ou tuiles cuites dans des camions. Pour le gamin que j'étais, c'était très dur, surtout en hiver. Le froid vif donnait de sacrées piquettes, comme on dit chez nous. A chaque fois, j'avais les doigts et les mains gercées, crevassées, en sang. Le contremaître disait :
                                                         " C'est rien gamin! C'est le métier qui rentre!" 

Ayant trouvé un travail mieux rémunéré, un voisin m'a proposé de lui succéder comme employé de bureau aux tissages Berquet. 

                                           
                                                                             LICENCIEMENT ABUSIF

Après le retour de l'armée d'un jeune homme que mon précédent collègue remplaçait, on me garde encore quelques jours puis, sous prétexte que ce jeune homme doit réintégrer sa place, je suis prévenu par le directeur, avec le plus de ménagement possible que je vais être licencié. Je tiens à faire remarquer que lorsque j'ai été embauché le 31 mai 1957, je n'ai pas été informé que je remplaçais ce jeune homme. Sur recommandations du très estimé grand-père Tourtaux, j'ai une promesse d'embauche à la papeterie de Sault-les-Rethel. Le lendemain, changement de ton, je ne suis plus embauché!


                                                                         FURTIVE CAISSE D'EPARGNE

Pendant ma période de chômage non rétribué, l'oisiveté me minait, jusqu'à cette lueur tant attendue : un oncle, employé de banque à Rethel m'a informé que la Caisse d'Epargne de Charleville recrutait. Nous étions deux à nous présenter à un examen qui a duré toute la matinée. L'autre candidat, bien plus âgé que moi, semblait avoir plus le profil de l'emploi que le petit ex-bureaucrate des textiles Berquet.

Quelques jours après, j'ai reçu un courrier de la Caisse d'Epargne m'informant que ma candidature était retenue, la date et le lieu d'embauche étaient indiqués. J'étais content d'avoir trouvé un emploi stable. La galère était terminée. Patatras! Un autre courrier est arrivé dans la semaine. Mon embauche était annulée, on se serait "trompé" de candidat! Ne serait-ce pas plutôt mon appartenance au PCF qui m'aurait valu ce mauvais coup du sort? Serait-ce une tare de se revendiquer de l'idéal communiste?


                                                                        DEUXIEME CONGRES DE L'UJCF 
                                                      ET RASSEMBLEMENT NATIONAL DE LA JEUNESSE
 

Le dimanche 15 avril 1959, j'assiste au congrès départemental des Jeunesses Communistes dans la salle du Vieux Moulin, à Charleville. Je suis élu à l'unanimité par les camarades délégués présents, membre de la délégation des Ardennes qui comprend quatre camarades. Nous allons participer aux travaux du 2ème Congrès National des Jeunesses Communistes, ainsi qu'au grand Rassemblement National de la Jeunesse dont le mot d'ordre est :  "La France de demain à la parole". Ces manifestations géantes se sont tenues à Genevilliers les 27/28 et 29 novembre 1959, sous la présidence de Maurice Thorez, Secrétaire Général du Parti Communiste Français.


                                                                    DISPARITION DE GERARD PHILIPE

Le grand comédien et acteur Gérard Philipe qui devait nous faire l'honneur d'être parmi nous lors de notre 2ème Congrès National de l'UJCF est décédé. Rien ne laissait présager cette soudaine et tragique disparition qui nous a toutes et tous plongés dans la stupeur et la tristesse.


                                                                              CAS DE CONSCIENCE

Je ne voulais pas aller en Algérie pour faire la guerre au peuple Algérien. Ma lettre de refus pour de Gaulle était prête, je n'avais plus qu'à la dater et signer. J'en ai fait part à mon oncle Hilaire, militant communiste exemplaire. Je lui ai écrit et expliqué mes deux refus de conseil de révision. Mon oncle m'a conseillé de partir en Algérie. Selon lui, les actions individuelles ne payaient pas. Pour ce genre d'action, les sanctions étaient trop fortes. Il pensait qu'il fallait entraîner le plus de jeunes possibles dans l'action contre la guerre coloniale menée en Algérie. Il disait qu'il fallait militer contre la guerre à l'intérieur de son unité, afin d'aider à une prise de conscience des jeunes appelés qui pour la plupart n'étaient pas politisés comme l'étaient les soldats communistes.

J'ai suivi le conseil de mon oncle, ne pas écrire à de Gaulle et attendre ma feuille d'incorporation.

J'ai embarqué sur le bateau "Ville de Marseille" pour une traversée à fond de cales de deux jours, balloté au gré du roulis et des tanguages, devant supporter l'odeur pestilentielle  des vomissures.

Habitué à tutoyer le danger, ce n'est qu'avec le recul des ans, mais aussi et surtout grâce aux conseils de camarades que j'ai pleinement réalisé et compris que l'autorité militaire ne m'avais pas fait de cadeaux. 

Le 19 mars 1992, j'ai intenté un procès à l'Etat Français dans le cadre d'une demande de pension d'invalidité de guerre rejetée par son administration.

L'Etat et sa très zélée administration ont fait appel contre une importante décision de justice rendue en ma faveur. Les malversations me concernant ont été si nombreuses... 

Par leur refus de reconnaître les traumatismes subis pendant la Guerre d'Algérie, les autorités françaises me font payer une seconde fois mon opposition résolue à la Guerre d'Algérie. 

Des milliers d'anciens appelés, ayant de modestes revenus ne peuvent plus se soigner et se loger. La liste ses médicaments déremboursés ne cesse de s'allonger. Les mutuelles deviennent inaccessibles Le rejet par l'administration de mon Droit Légitime à pension prive des milliers de justiciables, Victimes de Guerre d'une jurisprudence favorable.


                                                                              EMBAUCHE A LA SNCF

La SNCF avait un besoin urgent d'agents pour les manoeuvres. Travail dur et obscur, tel était ce métier, le plus dangereux de la corporation. Le 13 janvier 1964, je rejoins la grande famille des cheminots. Je suis embauché à Reims comme auxiliaire homme d'équipe. Dans la foulée, j'adhère au syndicat CGT.

Après quelques jours de formation passés à Chalons, je suis affecté au triage de Bétheny, près de Reims. Je travaille en 2X8. J'habitais Rethel et faisais le trajet tous les jours par mes propres moyens et par tous les temps. Ensuite, j'ai passé le permis de conduire et acheté à crédit une petite 4 chevaux Renault d'occasion. 

Enrayeur de fond fut mon premier emploi de manoeuvrier. Il fallait "numéroter ses abattis" tant ce travail était dangereux. L'enrayeur était avant tout un voltigeur. Dans ce métier, il fallait aimer le risque. Quand on est jeune, on se joue des difficultés et tout semble facile.


                                                                         CALEUR DE TETE D'OFFICE

Je me souviens que lors d'une prise de service de nuit, le chef enrayeur (nous disions également chef caleur) qui venait de faire l'appel des enrayeurs m'avait "oublié" lors de l'attribution des voies que chacun d'entre nous devait enrayer. Ce soir-là, le chef enrayeur, sous-chef de manoeuvre dans le grade était Charlot J., un grand balèze. Je lui ai demandé quelles étaient les voies que je devais caler. Charlot m'a répondu :
                                                           "Gamin, tu vas caler en tête les voies 1/11".
Je lui ai dit  que je n'avais jamais calé en tête, qu'il fallait me mettre quelques jours à l'étude sur ce nouveau poste. J'ajoute que sur les voies 1/11 étaient lâchés les lourds et rapides wagons quatre essieux, chargés de ferraille , à destination de la PUM. Charlot m'a répondu que je me débrouillais très bien comme caleur de fond, que ça irait tout aussi bien pour caler en tête. Je ne suis jamais retourné comme enrayeur de fond et suis finalement resté caleur de tête.


                                                                     SANCTIONNE POUR COMBATIVITE  

Pendant mes 30 années de chemins de fer, j'ai subi tellement de punitions, avec blâmes avec inscription au dossier entraînant souvent des retraits de primes, que je me plaisais à dire qu'elles étaient si nombreuses que je pouvais en tapisser ma chambre.

J'ai également subi d'autres sanctions, beaucoup plus lourdes, telles les 24ème et autres 12ème de fraction de salaires. Les dirigeants de l'entreprise s'acharnaient à me punir parce que j'étais un ardent syndicaliste. Ces importants prélèvements grevaient très fortement mon modeste budget.

J'étais dans le collimateur d'un chef de service de Bétheny. Par brimades, l'enfoiré m'a mis sur un roulement que personne ne voulait : faisant fonction d'aiguilleur à la Concentration (dite la  concentre). Etant toujours de matinée, je perdais la plupart de mes primes de nuit et toutes mes primes de dimanches et fêtes puisqu'il n'y avait pas de trains débranchés en service de matinée.


                                                                             MESURE DISCIPLINAIRE

Par mesure disciplinaire, j'ai été affecté pendant un an aux bagages, en gare de Reims (BV). Mes supérieurs m'ont retiré des manoeuvres, un affront pour un manoeuvrier.


                                                                    TRIMARD A CHARLEVILLE MEZIERES


Dans le courant de l'année 1974, j'ai été muté en gare de Charleville-Mézières où j'ai été affecté comme agent disponible. Mon travail consistait à remplacer au pied levé les agents malades, en congés, à faire les creux de roulement, etc. J'avais des horaires de travail démentiels. Des trajets aller-retour Rethel-Charleville et des repos très irréguliers. Comme à Bétheny, je travaillais les dimanches et fêtes, souvent pendant huit ou neuf semaines d'affilée, parfois plus, avant de pouvoir passer un week-end avec mes enfants. Alors quand les cheminots se mettent en grève et que j'entends dire que nous sommes des nantis cela me fait bondir. Avant de crier haro sur le baudet, il faut savoir que lorsque les cheminots cessent le travail, c'est aussi pour la sécurité des voyageurs, mise à mal par la direction de la SNCF. Celle-ci, aux ordres des gouvernants du moment supprime postes de travail et chantiers, comme le patronat le fait sans vergogne dans le secteur privé, avec une différence de taille, toutefois : la politique du risque calculé, voulue par nos dirigeants fait fi de la sécurité des milliers de passagers transportés chaque jour, en usant abusivement de la conscience professionnelle des cheminots. Il ne faut pas se tromper d'adversaire. Tous ensemble, nous devons mener le même combat contre notre ennemi commun : le capital.

 

 LE BEC DE LIEVRE

 

Une anecdote parmi une foule d’autres.

Je travaillais au Poste A où je remplaçais un brigadier. Le dirigeant de la manœuvre qui venait de tracer un itinéraire pour aller refouler (repousser) une rame, a donné ordre au conducteur de lancer les chevaux de l’engin de manœuvre à vive allure. La locomotive était un diesel de type 63000. J’étais à l’avant du « loco », appuyé sur la main courante lorsque brutalement, nous avons heurté le wagon de tête d’une rame stationnée sur la voie d’à côté. Nous avons fait une « prise en écharpe » Une erreur de jugement d’un des chefs de manœuvre qui aurait pu nous être fatale a fait que celui-ci n’a pas vu que les deux voies étaient très hautes et que l’une d’elles engageait le gabarit, ce qui a entraîné l’accrochage de la rame par la locomotive de manœuvres.

 

Sous la violence du choc, ma poitrine a heurté la main courante. Fort heureusement, juste avant l’accrochage, ayant un doute sur l’étroitesse du gabarit, j’ai eu la présence d’esprit de vivement m’écarter de l’endroit où il y avait danger, échappant à coup sûr à la mort. Du haut de la locomotive, j’ai été précipité au sol. Hagard, je me suis relevé en clopinant, me tenant la poitrine. J’avais le souffle coupé et respirait difficilement. Mon attention fut attirée par un énergumène qui hurlait et gesticulait. C’était B., le chef de gare principal de Charleville, l’homme au « bec de lièvre ». Il faisait une tournée de chantier et se trouvait au Poste 1 au moment de la collision. Il hurlait :

« Les wagons sont cassés ! les wagons sont cassés ! »

Il était comme fou, comme s’il n’avait jamais rien vu. Ce fut pire quand il réalisa que l’engin de manoeuvres était déraillé et avait le nez fortement enfoncé dans le ballast.

 

L’abruti n’a même pas cherché à savoir s’il y avait des blessés parmi l’équipe de manœuvre et pourtant, je me tenais les côtes, tellement j’avais du mal pour respirer. A l’intérieur du diesel, le conducteur a été propulsé sur notre camarade B., l’autre chef de manœuvre dont la tête a violemment heurté le pare-brise. Lorsque B. s’est relevé le visage ensanglanté, il avait le nez cassé. Qu’importe, la seule préoccupation du patron de la gare de Charleville était le matériel. La peau des agents de manœuvre ne semblait pas avoir d’importance pour ce cadre supérieur.

 

 MUTATION A RETHEL

 

Au cours de l’année 1975, j’ai été muté en gare de Rethel. J’étais en roulement, en 2X8, en qualité de chef de manœuvre, alors que je n’étais que brigadier. Après bien des luttes, sous l’impulsion notamment de la CGT, nous avons enfin obtenu le grade supérieur qui fut suivi pour moi, dix mois plus tard de celui de chef de manœuvre, améliorant ainsi quelque peu ma paie. Cela ne comblait pas le retard pour ma nomination au grade de brigadier imposée par L., le chef de gare de Bétheny. A Rethel, les responsabilités du dirigeant de manœuvre étaient multiples, donc très intéressantes et idéales pour moi. Après une formation sur le tas, j’ai pris mes fonctions. L’équipe était composée du conducteur du locotracteur Y7000, de deux brigadiers qui venaient chaque jour de la gare d’Amagne-Lucquy et du chef de manoeuvre.  

Chaque jour, à l’exception du dimanche, étaient triés au lancer des wagons mis au départ d’un train partant chaque soir de la gare de Rethel.

 

 

 LES ANGLAISES DE RETHEL

 

A Rethel, nous avions occasionnellement recours à l’anglaise que nous pratiquions à l’aide d’un câble ou élingue, récupéré auprès des ouvriers de la PUM à qui la SNCF livrait des wagons. Il s’agissait d’élingues réformées, donc inutilisables et dangereuses, tant pour les métallos de la PUM que pour nous, agents des manœuvres. Cette pratique avec un câble était également interdite par le règlement. Nous avions toujours cet outil prohibé sur le marche-pied de l’engin. Selon les besoins de la manœuvre, on accrochait l’anneau de l’élingue à l’avant ou à l’arrière du poussif et très bruyant locotracteur de manœuvre Y7000. L’autre extrémité du câble était accrochée au wagon que nous voulions tirer. A proximité du wagon se tenait le chef de manœuvre ou un agent chevronné. Ordre était donné au conducteur de lancer à fond le moteur du « loco ». Le cheminot chargé de la dangereuse manœuvre courait le long du wagon, prêt à faire sauter le câble, tout en s’en tenant à l’écart et, au « pifomètre » le dirigeant de la manœuvre ordonnait au conducteur de freiner brusquement pour donner du mou à l’élingue. C’est à cet instant précis, qu’à l’aide de la main, il fallait faire sauter le câble. Si l’élingue cassait ou sautait lorsqu’elle était bandée à bloc, l’agent risquait d’être gravement accidenté. Le but de la manœuvre était de mettre le « loco » sur une voie et de faire aller le ou les wagons choisis sur une autre voie. Nous utilisions rarement ce stratagème. Uniquement lorsque nous étions très en retard ou quand on ne pouvait pas faire autrement, et seulement lorsque nous avions une totale confiance dans le chef de service.

 

 

LES BESTIAUX EN GARE DE RETHEL

 

Le travail en gare de Rethel était très diversifié. Des négociants en bestiaux chargeaient à quai dans des wagons leurs bêtes qui partaient tous azimuts. Il fallait être très vigilant avec les clients. Nombre d’entre eux n’hésitaient pas à charger des bêtes malades, voire mortes. Il fallait veiller à la fermeture ou à l’ouverture entière ou partielle des volets, regarder si le plancher du wagon était en bon état, sinon nous étions tenus pour responsables, en cas de bestiaux malades ou crevés à l’arrivée. Cela arrivait.

 DISPARITION TRAGIQUE D’UN COLLEGUE DE TRAVAIL


Alors que notre collègue de travail Michel L., chef de sécurité en gare de Rethel, se rendait à son travail pour sa prise de service à 5 heures du matin, celui-ci a été renversé à 200 mètres de son lieu de travail par un automobiliste qui circulait en fourgonnette sur le trottoir. Ce chauffard, artisan peintre à la retraite distribuait des prospectus dans les boîtes aux lettres. Surpris, Michel qui circulait en mobylette n’a pu éviter le choc et a été projeté au sol. Le cyclomoteur qui s’est immédiatement enflammé a brûlé notre camarade de travail au troisième degré. Quelques jours après ce dramatique accident, ce père de famille n’a pas survécu à ses graves blessures. Le chauffard travaillait pour le compte d’un commerçant rethelois, officier supérieur de réserve, connu pour ses idées d’extrême-droite, beaucoup moins prolixe quant à son passé en Algérie. En effet, ce personnage a servi en Algérie dans les DOP (Dispositif Opérationnel de Protection), créés en 1957 sous l’inspiration du général Challe. Officier du contingent, ce sous-lieutenant se serait « illustré » dans un centre où furent torturés à mort de nombreux Algériens. Cet « honnête » homme a tout fait pour étouffer tout ce qui gravitait autour de la disparition du malheureux Michel L.

 

AMAGNE-LUCQUY-GRANDPRE

LIGNE 6 VUTR

 

Je reviens sur le rapport du docteur L. quant à la mission qu’il a effectuée en ma compagnie le 26 février 1988. Celui-ci écrit :

« Le parcours Amagne-Grandpré est tout simplement  « catastrophique » avec un locotracteur qui ne paraît pas du tout adapté à cette mission sur une ligne déformée en tout sens imposant au locotracteur des amplitudes dans le sens vertical et horizontal avec des « cahots » que les amortisseurs de l’engin ne peuvent supporter.

J’ai constaté à plusieurs reprises un talonnage important qui ne peut donner qu’un retentissement sur la colonne verticale.

J’ai noté également du côté de Challerange au niveau d’une halte, un puisard en milieu de voie ayant perdu son revêtement. Cela paraît absolument inadmissible compte tenu du danger pour les agents qui descendent pour assurer la protection. La réparation aurait du être immédiate… »

 

PROMENADE DE SANTE

 

A force de remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier, j’ai réussi à décrocher la timbale : effectuer une tournée d’Hygiène et de Sécurité avec le docteur L., médecin-chef de la Région SNCF Champagne-Ardenne.

 

La voie était en mauvais état et, de ce fait, les conditions de travail des agents de manœuvre étaient déplorables. Le docteur L. a même écrit : catastrophique !

 

Entre Challerange et Grandpré, la vitesse maximale était limitée à 40 kilomètres heure, en raison d’un parcours très cahoteux et dangereux. Afin de peser sur la décision que le médecin allait prendre lors de la rédaction de son rapport, j’ai décidé de passer à l’acte. J’ai « remonté la pendule » du conducteur.

« Tu accélèreras à l’endroit le plus dangereux pour que le toubib  « ramasse une gamelle ! »

 

Je le vois encore devisant avec nous et tirant sur sa bouffarde. Tout à coup, l’engin s’est mis à osciller, à tanguer dangereusement en tapant rudement dans les traverses et le ballast, jusqu’à ce que le copain immobilise sa machine. Le médecin, perdant sa pipe, a heurté violemment le tableau de bord de l’engin avant d’être précipité au sol. Nous connaissions toutes les ficelles du métier et avions pris nos précautions pour ne pas tomber.

« Vous avez raison, monsieur Tourtaux, on a vraiment touché le fond ! »

 

Mine de rien et riant sous cape, je me suis empressé de relever le médecin qui était loin de se douter que je lui avais volontairement fait ramasser un gadin.

 

 L’EXAMEN DE FACTEUR

 

Lorsque je travaillais en gare de Rethel, des copains de travail m’ont incité à m’inscrire aux épreuves de l’examen de facteur, correspondant à l’époque aux niveaux du Certificat d’Etudes Primaires et du Brevet Elémentaire. Cet examen était destiné aux agents affectés sur le IVème Arrondissement Exploitation, l’équivalent de la région Champagne-Ardenne, avec en plus une partie du département de la Meuse. Le grade de facteur donnait, après franchissement d’échelons successifs, accès au poste de chef de sécurité. J’ai fini par me laisser convaincre et j’ai passé l’examen avec succès. C’es tout à fait par hasard que j’ai appris la bonne nouvelle alors que j’effectuais une tournée de délégué sur les chantiers de la gare de Charleville-Mézières. En arrivant dans la salle des pas perdus, Michel F. conversait avec d’autres cheminots que je connaissais bien puisque j’ai travaillé deux ans dans cette gare comme agent disponible. Michel m’a dit :

« Je parlais de toi ! »

– « Que disais-tu ? »

« Tu es reçu le premier de la région ! »

– « Comment as-tu su cela ? »

« J’étais scrutateur pour la CFDT ! »

Je pensais que j’allais réussir mais je n’imaginais pas un si bon résultat, suivi dans la foulée d’une convocation pour un examen psychologique au centre de Paris la Chapelle. Les agents qui assument des postes de sécurité, quelque soit leur hiérarchie vont à la « psycho » plusieurs fois dans leur carrière.

 

Je n’ai jamais échoué à ce type de test. Je n’étais donc pas inquiet lorsqu’à la fin des épreuves, j’ai été appelé dans un bureau pour le commentaire des résultats. L’agent de service tentait de m’expliquer que mes tests étaient insuffisants et cherchait à m’orienter vers la fonction de chef-aiguilleur. J’ai dit que je n’étais pas venu pour cela et, machinalement, mon regard s’est posé sur une lettre qu’il avait sous les yeux. J’y ai reconnu la signature du chef de la circonscription Exploitation des Ardennes, Monsieur B., surnommé par les cheminots, le petit B., une crevure. J’ai sèchement interpellé l’homme à la blouse blanche :

« Voulez-vous me lire la teneur du courrier qui se trouve sur votre bureau ? »

Rageur, l’autre s’est empressé de mettre la lettre dans un tiroir. Hors de moi, je suis aussitôt parti en claquant la porte.

 

A l’époque, je siégeais au Comité Mixte Professionnel Régional (CMPR). Cette instance était au niveau du Directeur Régional. Je n’ai pas manqué de lui faire part de cet incident regrettable par l’intermédiaire du camarade Maurice Elias qui, avant l’ouverture de la séance a lu le compte-rendu devant le Directeur et les représentants du personnel.

 

Le reçu du compte-rendu a suscité le commentaire suivant de la part de Jean-Louis P., chef de gare intérimaire de service à Rethel ce jour-là :

« Mon vieux Jacques, si tu étais RPR ou UDF,

tu serais reçu ! »

 

Il était notamment écrit :

« Agent aimant prendre des initiatives ! »

Ce qui fait dire au chef de gare, très remonté contre une telle injustice :

« Tu as toutes les qualités requises pour faire un chef de sécurité ! »

 

Monsieur André D., Directeur de Région qui était assis en face de moi, à l’autre bout de la grande table m’a dit devant tous :

« Monsieur Tourtaux, vous aller vous présenter au prochain examen, je vous assure que cette fois-ci vous serez reçu ! »

–Monsieur le Directeur, je n’irai pas à un autre examen, je ne suis pas à vendre ! »

 

Voilà comment on détruit un homme ! Voilà comment Monsieur B., le patron de la SNCF ardennaise a discriminé le militant CGT Jacques Tourtaux.

 

Pour raisons de santé, je suis parti prématurément à la retraite, à l’âge de 52 ans, après 32 ans, 10 mois et 27 jours de bons et loyaux services, bonifications de campagne de guerre comprises. Je suis retraité pour inaptitude, pris en charge à 100% pour toutes prestations. Cela ne correspond pas à la réalité puisque nombre de mes médicaments sont déremboursés. Après avoir cotisé durant des années, il me faudrait donc acheter les médicaments avec mes deniers personnels, ce qui grèverait fortement mon modeste budjet. En raison de la cherté de la vie, je dois « choisir » entre me soigner et me loger.

 


 MILITANTISME

 

J’ai activement milité à la Fédération des Cheminots CGT au sein de laquelle j’ai assumé différentes responsabilités syndicales, notamment : Délégué au 1er degré auprès du Directeur du 4èmeArrondissement Exploitation, puis au 2ème degré auprès du Directeur de l’ex-Réseau Est, Monsieur Leclère Du Sablon.

 

Parallèlement, j’étais délégué au Comité Régional du Travail où j’ai côtoyé le chevronné syndicaliste Pierre Blairet, brigadier-chef à Verdun (Meuse).

 

J’ai également siégé au Comité Mixte Professionnel Régional (CMPR), ancêtre de l’actuel Comité d’Etablissement Régional, en qualité de délégué Technique Régional à la Sécurité. A la suppression de cette délégation a succédé le Comité d’Hygiène et de Sécurité et des Conditions de Travail, plus connu sous le nom de CHS-CT, au sein duquel j’ai siégé jusqu’à mon départ à la retraite.

 

Muté en gare de Rethel, j’ai mis en place le Syndicat des Cheminots CGT de Rethel. J’ai été désigné par mes camarades Secrétaire du Syndicat.

 

Je rappelle que durant toutes ces années passées au CMPR et au CHS-CT, plusieurs cheminots ont été grièvement blessés ou tués dans l’exercice de leurs fonctions. Redoutable tâche que fut la mienne où j’ai dû, à de trop nombreuses reprises effectuer rapports et enquêtes, formuler des propositions et mener des luttes acharnées pour le respect et l’amélioration des conditions de travail, d’hygiène et de sécurité des cheminots. Cela n’était pas un luxe dans mon environnement professionnel.

 

 

 

J’ai également assumé pendant douze années la lourde charge de conseiller prud’homal au Conseil des Prud’hommes de Rethel jusqu’à la disparition de celui-ci. Durant plusieurs années, j’ai assuré la présidence de la Section Commerce. Le 12/12/1979, lors des élections prud’homales au Conseil de Rethel, j’ai demandé à figurer en dernière position. Je ne voulais pas être élu parce que j’estimais que je ne pourrais pas assurer correctement mon travail, ayant par ailleurs d’autres responsabilités associatives et politiques.

 

Devant l’ampleur de la tâche au Conseil des Prud’hommes, l’élue FO de la Section Commerce a démissionné, provoquant une élection partielle le 18/12/1980. Alain Labergère, Secrétaire Général de l’Union Départementale CGT a insisté pour que j’accepte d’être ce candidat. Malgré de nombreuses abstentions, nouveau succès de la CGT qui progresse sensiblement face aux candidats CFDT et FO. En effet, par rapport au scrutin du 12/12/1979, la CGT fait un bond en avant de près de 10%. Lors de cette élection partielle et comparativement aux suffrages exprimés sur la commune de Rethel, la CGT obtient 66,35% des voix, permettant à la Section Commerce d’avoir trois représentant CGT sur les quatre conseillers salariés élus.

 

Une malheureuse affaire est venue devant le Conseil des Prud’hommes de Rethel. L’audience était publique.

Rappel des faits :

Lors de la traversée de la route de Vouziers, à Sault-les-Rethel, un camion de fuel appartenant à une petite entreprise locale a heurté une rame de wagons qui était poussée sur embranchement particulier par notre « loco ». Le premier wagon a déraillé sur la route. Le chef de manœuvre était mon collègue de matinée.

Il gelait à pierre fente. Le rail était recouvert de glace sur toute sa longueur. L’engin s’est enrayé (comme on dit dans le jargon cheminot), le freinage s’est avéré nul. L’inévitable et terrible accident est arrivé. Les hurlements de douleur du malheureux chauffeur du camion étaient entendus à des dizaines de mètres par les gens qui se rendaient à leur travail. Le pauvre homme qui était coincé dans la cabine avait la jambe sectionnée. Les pompiers impuissants n’ont pas pu lui sauver sa jambe qui, par la suite, a été « suppléée » par une jambe de bois !

 

Ne pouvant plus exercer sa profession de conducteur de camion, l’ouvrier a dû se résoudre à demander à son employeur de le licencier. Il n’y avait pas de possibilité d’avoir un emploi réservé dans la petite entreprise. C’était insoutenable de voir ce pauvre homme qui ne voulait pas intenter de procès à son employeur qui était un ami, mais qui, au regard de la loi était tenu de le faire afin de régulariser sa situation. Ils pleuraient tous les deux à la barre. Le chauffeur qui relatait l’accident crachait sa bile et invectivait les cheminots qu’il rendait responsables de son invalidité. Agents SNCF, les deux élus prud’hommes salariés étaient très mal à l’aise. Comble de malchance, ce jour-là, la présidence était tenue par le cheminot Jacques Tourtaux.

 

Le pauvre homme n’était pas au bout de ses peines puisque quelques années plus tard, un incendie s’est déclaré en pleine nuit dans un atelier de menuiserie, attenant au bloc d’habitations où il résidait à l’étage. Les pompiers l’ont descendu dans leurs bras, l’homme était corpulent. Je l’ai vu, à trois heures du matin, assis dans un fauteuil roulant. Il ne décolérait pas. Curieusement, cet incendie qui n’a fort heureusement pas fait de victimes est survenu en hiver et il gelait encore à pierre fente !

Après la disparition du Conseil des Prud’hommes, j’ai été désigné par les camarades du Rethelois Secrétaire de l’Union Locale CGT de Rethel et parallèlement, j’ai assuré la défense des salariés en plaidant leur cause devant les Conseils des Prud’hommes de la région, notamment ceux de Charleville-Mézières et Sedan, voire devant la Cour d’Appel de Reims. J’ai également assumé la délicate tâche de Conseiller des salariés.



Point de vue d'un cadre supérieur retraité de la Région SNCF de REIMS




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