EGYPTE : L'APOCALYSME !
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Le Point.fr - Publié le 14/08/2013 à 22:46 - Modifié le 14/08/2013 à 22:53
Le couvre feu a permis un "retour au calme" dans toute l'Egypte mercredi soir, après la dispersion sanglante de mercredi.
La dispersion sanglante des manifestations au Caire réclamant le retour du président déchu Mohamed Morsi et les violences à travers l'Égypte ont fait mercredi 278 morts, en grande majorité des civils, a annoncé le ministère de la Santé.
Détaillant le bilan, le porte-parole du ministère Mohammed Fathallah a précisé que 61 personnes avaient trouvé la mort sur la place Rabaa al-Adawiya, principal rassemblement pro-Morsi et 21 sur la place Nahda, où étaient également massés des pro-Morsi.
Mais le bilan est probablement bien plus élevé, un journaliste de l'AFP ayant décompté 124 cadavres sur la seule place Rabaa al-Adawiya, QG des manifestants pro-Morsi au Caire, où le ministère de la Santé a fait état de 61 morts.
43 policiers morts
En outre, 43 policiers ont été tués, selon le ministère de l'Intérieur. Le ministre de l'Intérieur Mohammed Ibrahim a précisé que "dix-huit officiers de police, dont deux généraux et deux colonels, 15 agents, neuf conscrits et un employé civil de la police" ont péri mercredi, a-t-il détaillé. La police et l'armée ont pris d'assaut deux places de la capitale occupées par les pro-Morsi.
"Les instructions étaient de n'utiliser que les gaz lacrymogènes, pas d'armes à feu", a assuré le ministre. "Mais quand les forces de sécurité sont arrivées, elles ont été surprises par des tirs nourris", a affirmé M. Ibrahim pour qui "la police a fait preuve d'un maximum de retenue".
Calme précaire
Alors que le prix Nobel de la paix Mohamed ElBaradei a démissionné de son poste de vice-président, refusant "d'assumer les conséquences de décisions avec lesquelles il n'était pas d'accord", le Premier ministre nommé par l'armée Hazem Beblawi a, lui, salué la police pour "sa très grande retenue".
A l'issue d'une journée de heurts meurtriers, les autorités ont décrété l'état d'urgence et un couvre-feu dans la moitié des provinces, dont celles du Caire et d'Alexandrie (nord). Une heure après l'entrée en vigueur de ce couvre-feu, des responsables de la sécurité ont indiqué à l'AFP que le calme était revenu dans l'ensemble du pays.
Condamnations internationales
A Washington, le secrétaire d'État américain, John Kerry, a exhorté à organiser ces scrutins, condamnant un bain de sang "lamentable". La chef de la diplomatie européenne, Catherine Ashton qui, la première, avait tenté une médiation au Caire, a réclamé la levée de l'état d'urgence "dès que possible".
Paris a appelé à "l'arrêt immédiat de la répression" et saisi l'ONU "pour qu'en urgence une position internationale soit prise en ce sens". Son secrétaire général Ban Ki-moon a, lui, "condamné dans les termes les plus fermes les violences".
Ankara, qui s'était opposé à la destitution de Mohamed Morsi, l'Iran et le Hamas palestinien ont dénoncé un "massacre".
Le Qatar, principal soutien des Frères musulmans, a dénoncé "la méthode utilisée contre des manifestants pacifiques", tandis que Berlin lançait un appel au calme dans le pays, où les violences entre pro et anti-Morsi et entre pro-Morsi et forces de l'ordre avaient auparavant fait plus de 250 morts depuis fin juin, essentiellement des manifestants islamistes.
En fait, le pays des Pharaons n'est toujours pas sorti de cette séquence où l'armée - qui a des intérêts économiques fabuleux à défendre - estime de son droit de garder un droit de regard sur tout ce qui concerne la gouvernance de l'Egypte. De ces deux déterminations, aucune n'était près de céder ce qu'elle estime être ses «droits» ou ses «prérogatives». D'où l'issue qui ne pouvait s'achever que par le clash qui eut lieu dans la matinée d'hier quand la police a commencé à disperser, à coups de grenades lacrymogènes, les manifestants et «campeurs» islamistes des places al-Adawiya et Nahda. Il y a quelques jours, l'Egypte se trouvait sur une corde raide, personne parmi les antagonistes n'a pris conscience des retombées et conséquences qui pourraient être pour le pays au cas où un consensus entre les parties n'était pas trouvé. Or, cette corde vient de se rompre, plongeant l'Egypte dans l'inconnu. Première conséquence: le sang a coulé en Egypte. Que va-t-il en advenir pour le pays qui se trouve aujourd'hui au bord de la guerre civile? Face au drame auquel font face les Egyptiens, est-il temps de dire qui a eut tort ou qui a raison? Les choses n'en sont plus là. Pourtant, on ne peut manquer de relever que si la situation est arrivée à ces extrémités, à tout le moins sanglantes et regrettables, c'est en particulier du fait que les islamistes n'ont pas voulu saisir la chance qui s'est offerte à eux de construire le pays en participant à son développement. Les Frères musulmans égyptiens ont de fait manqué de prospective et de lucidité face au pouvoir. Un challenge dont les Frères musulmans égyptiens n'ont pas su en saisir les opportunités qui s'ouvraient à eux pour - à tout le moins - démentir les dires de leur incapacité à gouverner Cela d'autant plus que le pouvoir leur a quasiment échu sans que ceux-ci aient fait quoi que ce soit pour le mériter, qui leur était tombé aux mains au moment où ils s'y attendaient le moins. La révolte contre la dictature de Moubarak n'a pas été le fait des islamistes - qu'ils se revendiquent des Frères ou des salafistes - mais bien celui du peuple dans sa composante plurielle - jeunes, cadres, Coptes - représentant une Egypte laissée en marge par Moubarak et son clan. Or, une année en charge des affaires de l'Etat a suffi pour montrer qu'effectivement la mouvance des Frères musulmans n'avait pas le sens du pouvoir et de la gouvernance, comme de la diplomatie, dilapidant durant cette année de pouvoir, le capital confiance que le peuple égyptien lui assura. Ainsi, les Frères musulmans au pouvoir ont-ils fait tout faux? En fait, ceux-ci qui n'ont pu - à moins qu'ils n'aient voulu - sortir du carcan de la «fraternité» ont été incapables de s'adapter aux circonstances et conditions du pouvoir, étant appelés à administrer une nation et non une confrérie avec un guide auquel tous devaient obéissance. En plus, l'ex-président Morsi s'est montré tout au long de son année de pouvoir d'une intran-sigeance à tout le moins obtuse et un manque de pragmatisme flagrant. Sinon comment comprendre que l'urgence pour eux ait été l'instauration de la chari'â, cela dans un pays à forte communauté non musulmane. Ce manque de pragmatisme et d'anticipation conjugué à une vision étriquée du pouvoir ont, en fait, scellé les ambitions des islamistes à conduire les affaires de l'Etat. Pourtant, ils étaient près à défier cet Etat en occupant les places de la capitale - perturbant la vie sociale dans un pays au bord de l'effondrement économique et financier - avec toutes les conséquences que cela pouvait induire pour l'Egypte. Les Frères musulmans, en occupant la mosquée Rabé'â al-Adwiya et la place Nahda, savaient les retombées qui pouvaient s'ensuivre, qui poussaient les nouvelles autorités - en fait l'armée - à un bras de fer qu'ils savaient inégal avec le risque - calculé? - de déboucher sur l'irréparable. Ce scénario, nous l'avons déjà vécu en Algérie. Il fallut dix ans pour éteindre la tragédie de la fitna. Aujourd'hui, en Egypte, les islamistes rééditent leur irrédentisme.
Le retour de l’armée sur le devant de la scène pose de nombreuses questions sur la suite de la période de transition et l’avenir politique de l’Egypte. Est-elle sur la bonne voie de la démocratisation ? Ou risque-t-elle ce que certains appellent une « restauration » du régime autoritaire sous une forme nouvelle ? La réponse est probablement quelque part entre les deux. En tout cas, la route de la démocratie sera longue.
La crise dans laquelle se trouve aujourd’hui le pays est en grande partie la conséquence de l’échec de sa première expérience démocratique post-révolution. L’échec des Frères musulmans, pour une multitude de raisons, dans cette première épreuve a ramené à nouveau l’armée dans l’arène politique. Mais échaudée par les 16 mois de la première période de transition, où elle tenait directement les rênes du pouvoir après la chute de Moubarak, l’armée a cette fois tenu à éviter les erreurs du passé. La première période de transition (11 février 2011-30 juin 2012) a été catastrophique pour l’image de marque de l’armée, en raison de plusieurs erreurs dans la gestion des affaires du pays, une mission pour laquelle les militaires ne sont pas formés. Les violations des droits de l’homme, la brutalité et la violence dont les militaires ont fait preuve face aux protestations en tous genres ont particulièrement ruiné sa réputation auprès d’une bonne partie de la population, notamment les révolutionnaires, du jamais-vu dans l’histoire moderne de l’Egypte, où l’armée a toujours été vénérée.
Après la révocation de Hussein Tantawi, chef du Conseil suprême des forces armées, et de Sami Anan, chef d’état-major, en août dernier, le nouveau commandement de l’armée s’est tenu à l’écart de la politique pour redorer son blason. Il a surtout profité savamment des erreurs à répétition du pouvoir tenu par les Frères musulmans pour retrouver sa popularité auprès de l’ensemble de la population. A l’occasion des manifestations du 2e anniversaire de la révolution, en janvier dernier, le président Mohamad Morsi a décrété un couvre-feu très impopulaire sur les trois villes du Canal de Suez et a chargé l’armée de l’appliquer. Mais cette dernière s’est abstenue d’user de la moindre violence pour le mettre en oeuvre, au grand dam de Morsi. Au contraire, des vidéos circulant sur les réseaux sociaux montraient des soldats en train de jouer au foot avec des jeunes bravant le couvre-feu.
Les militaires ont également engagé un dialogue avec les forces libérales et révolutionnaires et se sont employés à bâtir une relation de confiance avec elles. Et au fur et à mesure que l’opposition et la contestation montaient contre le président et la confrérie, l’armée, après une première période de neutralité, a fait savoir à l’opposition qu’elle la soutenait, au moins moralement. Le message était que l’armée ne pouvait pas agir de son propre chef contre le pouvoir, sans qu’il y ait d’abord un vaste mouvement populaire la soutenant. En d’autres termes, le message était le suivant : « Mobilisez-vous et nous vous suivrons ». Sans profiter d’une aide directe de l’armée, le mouvement Tamarrod (rébellion), à l’origine de la forte mobilisation populaire du 30 juin venant à bout du régime de la confrérie, a ainsi bénéficié du soutien moral et politique des militaires qui avaient, eux aussi, leurs griefs vis-à-vis du président Morsi. Outre sa politique intérieure qui a élargi le fossé entre pouvoir et opposition, l’armée s’inquiétait fortement de sa politique étrangère à dimension religieuse et sectaire en faveur du Hamas (une branche des Frères musulmans) en Palestine et contre le régime alaouite (branche du chiisme) de Bachar Al-Assad en Syrie. Elle la considérait de nature à mettre en danger la sécurité nationale de l’Egypte.
Après avoir constaté que l’écrasante majorité des Egyptiens qui sont descendus par millions dans les rues le 30 juin (plus nombreux que ceux qui avaient manifesté contre Moubarak en février 2011) veulent en finir avec le régime des Frères musulmans, l’armée a manifesté publiquement cette fois son soutien au départ du président. Le ministre de la Défense, Abdel-Fattah Al-Sissi, lui a alors adressé le lendemain le fameux ultimatum de 48 heures. Dans un geste symbolique, mais hautement significatif et extrêmement positif pour l’image de l’armée, des hélicoptères militaires survolaient, avant la destitution officielle de Morsi, la place Tahrir, jetant des drapeaux nationaux à la foule en liesse. Le 5 juillet, deux jours après le renversement du président, des avions militaires dessinaient un coeur, toujours dans le ciel de la place Tahrir, en signe de fusion avec les Egyptiens qui célébraient la chute des Frères.
Malgré cette haute visibilité, l’armée a tenu à éviter les erreurs de la première période de transition. Elle a mis en avant les forces civiles lors de la présente deuxième période et les a fait participer à l’élaboration de la feuille de route régissant le processus de transition. Pour rassurer, celui-ci est de courte durée : il prévoit des élections législatives et présidentielles, respectivement en six et neuf mois. Un président civil par intérim a été rapidement installé et un gouvernement civil formé. Toutefois, le chef de l’armée reste l’homme fort du régime intérimaire. Il le restera au moins jusqu’à l’élection d’un Parlement et d’un président.
L’appel lancé le 24 juillet par Al-Sissi à la population pour manifester massivement le 26, en vue de donner mandat à l’armée pour sévir contre la « violence » et le « terrorisme » provoqués par les Frères musulmans et les partisans de l’ancien président Morsi, en a toutefois inquiété plus d’un. Notamment parmi eux ceux qui craignent les ambitions politiques de l’armée ainsi que les défenseurs de la démocratie et du respect des droits de l’homme, car, sans écarter complètement l’existence de possibles crimes sujets à des poursuites judiciaires, il pourrait signaler un recours à la solution sécuritaire pour régler un problème éminemment politique.
Pour le moment, l’armée s’en tient à son rôle de « sauveur » de la nation et de sa sécurité à un moment de très forte division politique, une mission qu’elle s’est toujours assignée de par la Constitution elle-même. La persistance — éventuellement au-delà des prochaines échéances électorales — de cette polarisation porteuse de danger pour la stabilité et la sécurité du pays fera maintenir à l’armée sa position déterminante sur la scène politique. Il n’est pas à écarter dans ce contexte qu’un militaire — le ministre de la Défense — se présente à la prochaine présidentielle comme le lui demandent déjà certains appels publics .
http://hebdo.ahram.org.eg/NewsContent/0/4/132/3382/Quel-r%C3%B4le-politique-de-l%E2%80%99arm%C3%A9e-en-Egypte.aspx