TURQUIE : PINAR SELEK, COUPABLE D'ETRE SOCIOLOGUE, CONDAMNEE A UNE PEINE DE PRISON A VIE INCOMPRESSIBLE

Publié le par Tourtaux

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Pinar Selek, 15 ans de cauchemar judiciaire

Jérôme Bastion, Correspondant en Turquie

Mis en ligne le 28/01/2013

 

 

Réfugiée, mais pas exilée. Lors d’une conférence de presse donnée samedi à Strasbourg où elle réside et travaille, Pinar Selek a démenti vouloir demander l’asile politique en France, même si sa condamnation assortie d’un mandat d’arrêt pourrait mener à une demande d’extradition par la Turquie. "Je me battrai pour retourner dans mon pays, même si je risque d’être arrêtée", a-t-elle dit. Son père et avocat, Alp Selek, a dès l’annonce du verdict déclaré qu’il ferait appel de cette décision.

La quatrième dans ce procès où la sociologue a déjà été acquittée trois fois ! La procédure, déjà passablement chaotique, continue donc. Retour sur ce marathon judiciaire.

 

Le 9 juillet 1998, une violente explosion à l’entrée du célèbre Marché aux épices d’Istanbul, également connu sous le nom de Bazar égyptien, fait 7 victimes mortelles et quelque 120 blessés. A l’époque, la "guerre" bat son plein entre l’Etat turc et la rébellion kurde. La police, tout naturellement, dirige ses soupçons vers le PKK, et arrête un premier suspect, Abdülmecit Öztürk.

 

Celui-ci, "sous la torture" dira-t-il plus tard, en audience, lâche le nom d’une "complice" qui n’est autre que Pinar Selek. Pourquoi donne-t-il le nom de la sociologue ? Parce que celle-ci travaille alors sur le profil de ceux qui s’enrôlent dans la rébellion, et dans ce cadre a rencontré des dizaines de militants séparatistes.

 

Le don d’énerver les enquêteurs

 

Elle est donc, à son tour, rapidement arrêtée, et longuement torturée, dira-t-elle par la suite. La police lui demande de livrer les noms de tous ceux, au sein du PKK, avec qui elle a eu des entretiens dans le cadre de son travail de recherche. En vain, car Pinar Selek ne donne aucun nom, ce qui a le don d’énerver les enquêteurs. Car l’enquête sur l’explosion du Marché aux épices n’avance pas.

 

Pinar est même remise en liberté en décembre 2000, après que deux rapports d’experts aient conclu à une explosion accidentelle, due à une fuite d’une bouteille de gaz alimentant un réchaud à döner-kebab.

 

La 12e cour pénale d’Istanbul prononce donc logiquement, en juin 2006, un verdict d’acquittement. Mais le procureur fait appel. L’affaire est relancée et la cour de cassation invalide le jugement. Pinar Selek est à nouveau jugée pour sa participation à cet attentat qui n’en est pas un, mais à nouveau acquittée, encore à l’unanimité des juges.

 

Mais, suite au nouvel appel du procureur, la cour de cassation est à nouveau saisie; elle invalide ce second acquittement, cette fois sur le fond. Le troisième jugement ne se terminera pas autrement que les précédents : un nouvel acquittement est prononcé, toujours à l’unanimité des membres de la cour, en février 2011.

 

L’acharnement de la justice turque

 

En décembre dernier, suite à un nouvel appel du procureur et dans l’attente d’une réunion de ce dossier avec d’autres affaires en cours devant une cour de cassation pour un verdict définitif, la 12e cour pénale décide bizarrement d’invalider son précédent verdict. Une situation qui constitue un véritable "déni de justice", selon les avocats. Dès lors, les dés semblent jetés, et sans surprise la cour se prononce cette fois pour la culpabilité de Pinar Selek.

‘‘Pour la première fois, je suis jugée coupable", commente-t-elle, "c’est comme si j’apprenais la nouvelle de ma mort’’.

 

Devenu un symbole de l’acharnement dont est capable la justice turque, le procès de Pinar Selek se poursuit donc.

 

Pinar Selek, coupable d'être sociologue

LE MONDE | 25.02.2011 à 14h13 • Mis à jour le 24.01.2013 à 17h20 Par Frédéric Neyrat, Président de l'Association des sociologues enseignants du supérieur (ASES), membre de Chercheurs sans frontières (CSF)

 

On sait les journalistes persécutés pour leurs écrits, pour leurs photos dans tant d'endroits du monde. On le sait moins, mais les sociologues exercent aussi un métier dangereux. Il est vrai que journalistes et sociologues pratiquent l'enquête, sous des formes différentes, mais qui viennent souvent contrarier les discours officiels, ceux des Etats et des pouvoirs.

Pinar Selek, sociologue turque, est depuis treize ans accusée à tort d'un acte terroriste odieux (avoir posé une bombe au marché aux épices d'Istanbul qui a causé la mort de sept personnes) ; elle a été emprisonnée pendant deux ans et demi, torturée. Qu'importe que les rapports de police aient établi depuis le début qu'il ne s'agit pas d'une bombe, qu'importe que les rapports d'experts aient conclu à une fuite de gaz butane, l'injustice d'Etat est en marche, depuis 1998. Libérée en décembre 2000 sur la base de ces expertises scientifiques incontestables, qui seront régulièrement confirmées par la suite, Pinar Selek fut renvoyée devant le tribunal. Acquittée pour ces faits, des faits qui n'en sont pas, en 2006, après un procès qui aura duré cinq ans, il se trouvera un procureur pour faire appel de cette décision.

Bien qu'elle soit de nouveau acquittée à l'issue d'un deuxième procès d'assises en 2008, la Cour de cassation cette fois décide de la poursuivre encore, sous le même chef d'inculpation. Le 9 février 2011, les juges ont de nouveau conclu à son innocence, suscitant le soulagement chez tous ses soutiens, turcs et internationaux, présents au procès. La joie a été de courte durée : deux jours après, le ministère public vient de faire appel de cet acquittement. Un quatrième procès aura donc lieu avec les mêmes réquisitions : l'emprisonnement à perpétuité.

On a beau lire et relire le "dossier" de Pinar Selek, on ne comprend pas, dans un premier temps, l'acharnement judiciaire dont elle est victime depuis 1998. Certes, Pinar Selek s'est engagée très tôt dans les mouvements féministes, antimilitaristes, ce qui a sans doute suscité l'ire des fractions les plus nationalistes et les plus militaristes de l'Etat turc, et des menaces, déjà. Elle a aussi créé, en 1996, à Istanbul, elle avait alors 25 ans, l'Atelier de rue, qui accueillait non seulement "les enfants de la rue" mais aussi "des adultes, SDF, travestis, transsexuelles, travailleuses du sexe, gays, lesbiennes, des voleurs, des universitaires, des vendeurs ambulants, des collecteurs d'ordures, des musiciens gitans". Un lieu unique, de débat et de création artistique, en ce sens un "atelier", dont elle a fait d'ailleurs le sujet de sa thèse. On imagine bien ce que ce "lieu d'échanges, lieu de mélanges", comme elle le qualifie elle-même, a pu susciter de haine chez les intégristes et autres gardiens de l'ordre moral et social. Mais dans une société turque en pleine transformation, Pinar Selek n'est pas la seule jeune femme à s'engager ainsi. Tout cela ne suffit donc pas à expliquer un tel acharnement, à commencer par la constitution de ce dossier judiciaire sans preuves, voire, ce qui est apparu lors du procès du 9 février, par la fabrication de preuves, pour attester sa culpabilité (comme le creusement d'un cratère pour corroborer, contre les rapports d'experts, la thèse de la bombe).

Pinar Selek est coupable aux yeux d'une partie de l'Etat, de son appareil militaire policier et judiciaire. Coupable de s'être intéressée à une réalité déniée, parce que réduite au terrorisme, celle de la guerre civile menée contre les kurdes ; d'autant plus coupable d'ailleurs qu'elle est une jeune intellectuelle non kurde. Or la lutte contre le terrorisme kurde en Turquie (comme, pendant la guerre d'Algérie, la lutte contre les indépendantistes algériens) "justifie" tous les traitements d'exception, toutes les opérations de basse police, toutes les pratiques inhumaines et indignes. En Turquie aujourd'hui, la question kurde, comme la question arménienne et, plus largement, le mythe national sont des sujets tabous dont on ne parle pas, ou plutôt dont on ne peut parler qu'en reprenant la version officielle, celle de l'Etat. Au risque de subir une répression arbitraire à laquelle n'ont pas échappé, malgré leur notoriété internationale, les grands écrivains turcs Yachar Kemal et Orhan Pamuk, qui soutiennent aujourd'hui Pinar Selek.

Pinar Selek est donc coupable d'avoir fait son travail de sociologue sur un sujet sensible. Coupable d'avoir opéré la rupture liminaire avec le sens commun et tous les discours d'Etat. Coupable d'avoir tout simplement enquêté auprès des militants kurdes pour comprendre leurs raisons et leurs motivations ; ce qui l'a amenée à les rencontrer et à les interviewer avec l'empathie que doit mettre en oeuvre le sociologue dans la réalisation de ses entretiens.

Oui, Pinar Selek est bien coupable d'avoir été sociologue, jusqu'au bout, jusqu'au bout de ses forces, refusant de communiquer, même sous la torture, l'identité de ses enquêtés, refusant en d'autres termes que son enquête sociologique vienne alimenter un fichier policier. Ce qui lui a valu depuis treize ans cette accusation gravissime - qui laisse des traces, même s'il est démontré très vite qu'elle ne repose sur rien - la prison, la torture, l'obligation de résider hors de Turquie et ces procès à répétition, c'est bien d'avoir agi en sociologue, d'avoir rigoureusement respecté les protocoles et l'éthique de la recherche.

L'acharnement judiciaire contre Pinar Selek doit cesser. Il est humainement ignominieux, il est juridiquement contraire aux principes que doivent respecter les Etats européens (et la Turquie, légitimement, prétend à ce statut), notamment l'article 13 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui proclame : "Les arts et la recherche scientifique sont libres. La liberté académique est respectée." Le 25 février, Pinar Selek devait être à Paris pour témoigner, lors de la rencontre inaugurale de Chercheurs sans frontières. Son cas illustre emblématiquement l'urgence d'une mobilisation large pour défendre la liberté de recherche partout dans le monde.

 

Frédéric Neyrat, Président de l'Association des sociologues enseignants du supérieur (ASES), membre de Chercheurs sans frontières (CSF)

http://www.pinarselek.fr/?page=bio

BIOGRAPHIE


 

 

 

Pinar Selek est féministe, antimilitariste, sociologue, écrivaine et militante.



Née en 1971 à Istanbul, elle construit sa vie, ses engagements et ses recherches autour de l'adage «la pratique est la base de la théorie ». Sa mere, Ayla Selek, tenait une pharmacie lieu d'échanges et de rencontres et son père, Alp Selek, est avocat, défenseur des droits de l'Homme. Son grand père, Haki Selek, est un pionnier de la gauche révolutionnaire et cofondateur du parti des Travailleurs de Turquie (TIP). Apres le coup d'Etat militaire de 1980, Alp Selek est arrêté et maintenu en détention pendant près de cinq ans. Pinar Selek poursuit alors des études au lycée Notre dame de Sion où elle apprend le français et rencontre des objecteurs de conscience.

En 1992, elle s'inscrit en sociologie à l'université de Mimar Sinan d'Istanbul car elle pense qu'il faut «analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir ». Tout en poursuivant ses études, elle passe beaucoup de temps dans les rues d'Istanbul avec des enfants et des adultes sans domicile fixe. Elle y liera de profonds liens d'amitié, mais choisira de ne rien écrire sur le sujet pour des raisons éthiques qu'elle développe dans son article «Travailler avec ceux qui sont en marge ». En 1995, elle cofonde l'Atelier des Artistes de Rue, dont elle sera la coordinatrice et auquel participent des personnes sans domicile fixe, des enfants, des tziganes, des étudiants, des femmes au foyer, des travesti-es, des transexuel-les, des prostitué-es.

Son mémoire de licence intitulé «Babìali à Ìkitelli : de l'odeur de l'encre aux immeubles de grande hauteur du quartier d'affaires » porte sur la transformation des organes de presse (journaux, radios et télévisions) en Turquie. En 1997 elle obtient son DEA de sociologie avec un mémoire intitulé : «La rue Ülker : un lieu d'exclusion », recherche menée sur et avec les transexuels et travestis. Cette recherche est publiée en 2001 sous le titre : « Masques, cavaliers et nanas. La rue ülker : un lieu d'exclusion». Pendant cette période et au-delà, elle est aux cotés des transexuels qui se battent contre la violence policière et nationaliste et ce livre, premier dans ce domaine, est alors très utile pour la communauté LGBT. Parallèlement, elle entame ses recherches sur la question kurde et effectue plusieurs voyages au Kurdistan, en France et en Allemagne, pour réaliser une soixantaine d'entretiens destinés à alimenter un projet d'histoire orale.

Elle a 27 ans et elle redouble d'énergie pour contribuer à enrayer les guerres et les mécanismes de pouvoir. Le11 juillet 1998 elle est arrêtée par la police d'Istanbul et torturée pour la forcer à donner les noms des personnes qu'elle a interviewées. Elle résiste et une nouvelle forme de torture est alors utilisée : elle est accusée d'avoir déposée la bombe qui aurait, le 9 juillet 1998, fait sept morts et plus de cent blessés au marché aux épices d'Istanbul. Plusieurs rapports d'expert ont beau certifier qu'il ne s'agit pas d'une bombe mais de l'explosion accidentelle d'une bouteille de gaz, c'est le début d'un acharnement politico-judiciaire qui dure depuis maintenant quatorze ans. Elle passe deux ans et demi en prison et une grande solidarité se met en place qui réunit de nombreux avocat-e-s, des intelectuel-le-s et beaucoup de personnes qu'elle a croisées au cours de ses engagements et de ses recherches. Sa sœur quitte son travail et reprend des études d'avocate pour se joindre à la défense. En prison, Pinar Selek écrit beaucoup, mais tous ses textes sont confisqués.

En décembre 2000 elle est finalement libérée et, concrétisant un projet mùri en prison, elle met à profit sa notoriété pour organiser une grande «Rencontre des femmes pour la paix » à Diyarbakir. Cette première mobilisation sera suivie d'autres rencontres qui auront lieu à Istanbul, Batman et Konya.

En 2001 elle fonde avec d'autres l'association féministe Amargi qui s'engage dans les mobilisations contre les violences faites aux femmes, pour la paix et contre toutes les dominations et qui ouvre la première librairie féministe au centre d'Istanbul.

L'association organise, en 2002, «la marche des femmes les unes vers les autres » où des milliers de femmes convergeront de toute la Turquie vers la ville de Konya. C'est aussi l'année ou la mère de Pinar Selek meurt d'une crise cardiaque.

En 2004, Pinar Selek publie Barisamadik («Nous n'avons pas pu faire la paix ») sur la culture militariste et les mobilisations pour la paix en Turquie. Elle crée avec d'autres en 2006 la revue théorique féministe Amargi qui est encore aujourd'hui vendue à des milliers d'exemplaires dans toute la Turquie et dont elle est toujours rédactrice en chef.

En 2006 elle est finalement acquittée après un travail énorme du collectif d'avocats pour faire tomber une à une toutes les accusations basées sur de faux témoignages extorqués sous la torture et la fabrication de fausses preuves. Mais la cour de cassation s'acharne et fait appel au verdict. Pinar Selek continue à organiser et à participer à de nombreuses rencontres et manifestations antimilitaristes. Elle écrit également dans divers journaux et magazines contre le militarisme, le nationalisme, l'hétérosexisme, le capitalisme, et toutes les formes d'exploitations et de violences.

En 2008 elle publie Sürüne Sürüne erkek olmak ("devenir homme en rampant") sur la construction de la masculinité dans le contexte du service militaire. A la suite de cette publication elle fera l'objet d'intimidations, de menaces téléphoniques et d'articles diffamatoires dans la presse. Elle publie aussi Su damlasi («la goutte d'eau »), un conte pour enfant qui sera suivit de Siyah pelerinli kiz («la fille à la pèlerine noir ») et de yesil kiz («la fille en vert »).

Elle est de nouveau acquittée en 2008 mais un nouvel appel de la cour de cassation casse le verdict et la pousse à partir de Turquie. Elle reçoit une bourse du Pen club Allemand dans le cadre du programme « écrivains en exil » et c'est à Berlin qu'elle termine son premier roman Yol geçen hani («l'auberge des passants ») publié en Turquie en 2011 et en Allemagne la même année. Le 9 fevrier 2011 elle est acquittée une troisième fois mais, fait extrêmement rare dans la jurisprudence turque, la cour de cassation refait appel, pour la troisième fois également.

Pinar Selek vit aujourd'hui en exil à Strasbourg et résiste à la torture psychologique que représente cet acharnement de 14 années contre elle et ses proches.

Elle a publié un premier texte en français «Loin de chez moi... mais jusqu'où ? » aux éditions iXe en mars 2012 et son roman sera publié prochainement aux éditions Liana Lévi. Elle adhère à l'association Chercheurs sans frontières-Free Science (CSF) dès sa création en 2011, pour défendre la liberté de la recherche dans le monde et protéger les chercheurs et chercheuses menacés. Inscrite à l'université de Strasbourg, elle prépare une thèse sur les mouvements d'émancipation en Turquie et s'investit au sein de l'association lesbienne et féministe La Lune.

Elle continue son engagement en Turquie par l'intermédiaire de la revue Amargi et en intervenant dans des rencontres grâce aux nouvelles technologies de communication.

Pinar Selek s'inscrit dans les luttes locales et internationales contre toutes les formes de pouvoir, de violence et d'exploitation en espérant voir un jour un monde de paix et de justice, pour toutes et tous.

 

 

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Publié dans L'Asie en lutte

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