DJAMEL BOUATTA : LA TORTURE, UNE SPECIFICITE DE LA FRANCE COLONIALE

Publié le par Tourtaux

Jeudi, 05 Juillet 2012 09:50  
Des milliers d’algériens en ont été victimes

La torture, une spécificité de la France coloniale

Par : Djamel Bouatta

 

De la provocation encore ! Les cendres du général Bigeard, mort en juin 2010 à l'âge de 94 ans, à l'Hôtel des Invalides à Paris. L’annonce a été faite en novembre 2011 par Nicolas Sarkozy, alors que Bigeard souhaitait que ses cendres soient dispersées sur Dien Biên Phù, où fut mis à mort le colonialisme français qui ne sera totalement éradiqué qu’en Algérie. Bigeard s’est tristement illustré pendant la guerre d’Algérie.

Son rôle lors de la “bataille d'Alger” en 1957, durant laquelle la torture a été fréquemment pratiquée, suscite des haut-le-cœur. Et Bigeard ce n’est pas seulement ces Algériens coulés dans des cuvettes de béton que ses paras basculaient des hélicoptères au large d’Alger, c’était aussi les basses œuvres de son commando appelé “Georges” dont les descentes dans les quartiers algériens ont constitué un exemple pour Sharon le boucher à Sabra et Chatila dans les années 1980, et à Gaza pour ses successeurs en 2009. On ne le répétera jamais assez, l’Algérie indépendante reste au travers de la gorge de la France officielle et pas seulement que de ses divers milieux de la droite revancharde.
La grande moudjahida Louisette Ighilahriz avait confié que Bigeard venait assister en personne aux séances de torture que les paras lui avaient fait subir en 1957, âgée de 20 ans. Elle était tombée avec son commando dans une embuscade tendue par les parachutistes du général Massu, elle est capturée et emmenée, grièvement blessée, au quartier général. Là, elle est sévèrement torturée, sans relâche, trois mois durant.
Dans son livre témoignage, Louisette précise comment Massu, ou bien Bigeard, quand ils venaient la voir, l’insultaient et l’humiliaient avant de donner l’ordre par gestes de la torturer. Elle écrit : “Massu était brutal, infect. Bigeard n’était pas mieux.” Louisette a souvent hurlé à Bigeard : “Vous n’êtes pas un homme si vous ne m’achevez pas”, qui lui répondait : “Pas encore, pas encore !” Elle ne doit sa survie qu'à un médecin militaire qui la découvrit fin décembre 1957. Il la fit transporter dans un hôpital où elle échappa à ses tortionnaires.
Un homme qu'elle voulait retrouver au moyen de son récit dans Le Monde pour pouvoir lui dire merci et que, grâce à son action, elle n’a pas assimilé tous les Français à ses tortionnaires.
La repentance n’est dans les tablettes de la France même si elle a chargé l’ancien ambassadeur Hubert Colin de Verdière de coordonner les commémorations en 2012 du cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie.
Nous ne nous faisons pas d’illusions : 2012 est en France l’année de l’élection présidentielle, et Nicolas Sarkozy, madré et calculateur qu’il est, ne fera rien qui lui coûterait les voix des anciens pieds-noirs et, accessoirement, de quelques harkis qui n’ont pas tiré des leçons.
Certes, la torture existait en Algérie avant l’insurrection de 1940. En 1830, les de Bourmont, Clauzel, Bugeaud et d’autres encore ont en abusé pour contenir l’opposition puis les révoltes algériennes. L’armée y a eu largement recours pendant la bataille d’Alger, qui fut, en 1957, un point de non-retour à cet égard. Le passage à la guerre totale correspond à l’arrivée à la tête de l’état-major d’Alger du général Salan en décembre 1956, et la pratique massive de la torture devait alors constituer une des spécificités de la guerre d’Algérie version française.
Amnésie et cynisme ont marqué cette France dont les “opérations de maintien de l’ordre” en Algérie ne sont officiellement devenues “la guerre d’Algérie” que récemment. Mais c’est plus récemment encore, en juin 2000, que le débat sur la torture pendant cette guerre (1954-1962) a pris une ampleur imprévue en France. Pour vous rafraîchir la mémoire, après le 1er novembre 1954, vous décidiez de ne céder en aucun cas l'Algérie qui était pour vous une possession depuis 1830. Pour la première fois les appelés du contingent furent envoyés dans une colonie et, dès le milieu de l'année 1956, on trouvait quelque 500 000 soldats français en terre algérienne. Durant cette période qui s'étendit jusqu'en 1962, 1,7 million de Français ont combattu en Algérie. 25 000 furent tués et 60 000 blessés, selon vos propres chiffres.
En dépit de ces chiffres exorbitants, il fut pendant longtemps interdit en France d'utiliser officiellement le nom de “guerre” et l'on ne parlait que des “événements d'Algérie” ou d'“opérations de maintien d'ordre dans les trois provinces algériennes”.
C'est seulement en octobre 1999 que l'Assemblée nationale française accepta que ces événements soient désignés du nom de guerre d'Algérie.

Ce n’est qu’en juin 2000 que le débat sur la torture a été lancé en France
Le débat sur la torture n’a été lancé qu’à partir de juin 2000, à la suite du témoignage d’Ighilahriz, militante algérienne torturée en 1957 à Alger, dans Le Monde. Cerné, interpellé, le général Massu devait lâcher publiquement : “Le principe de la torture était accepté, cette action, assurément répréhensible, était couverte, voire ordonnée par les autorités civiles, qui étaient parfaitement au courant.” Le 31 octobre 2000, 12 personnalités françaises lançaient dans l’Humanité, le quotidien communiste français, un appel à la condamnation de la torture lors de la guerre d’Algérie, cette horreur qui a marqué la guerre d’Algérie et qui hantera les esprits tant que la vérité n’aura pas été dite et reconnue.
Les signataires concluaient en demandant au président de la République française et à son premier ministre de condamner publiquement ces pratiques. Ça n’a toujours pas été fait et pas près de l’être avec un pouvoir qui a fait sien le programme lepéniste.
Il reste qu’après l’interview de Louisette sur l'armée française, qui a systématiquement pratiqué l'assassinat et la torture sur ses adversaires, le débat public à ce sujet s’est ouvert en France. Des militaires, des gradés et même de hauts responsables à la retraite ont révélé qu'ils avaient torturé, maltraité et assassiné entre 1954 et 1962. Les pages de vos grands journaux sont suffisamment noircies d’aveux et de témoignages. Il y a même du son et des images. Des cartons entiers ne suffiraient pas si on devait les verser dans notre dossier d’accusation.
Le général Jacques Massu, qui était en 1957 le chef des tristement célèbres “paras” (10e division de parachutistes) et son bras droit le général Paul Aussaresses, chargé des services de renseignement à Alger, ont confirmé que plus de 3000 prisonniers qui avaient à l'époque été portés “disparus”, avaient en réalité été exécutés.

Les aveux du tortionnaire Aussaresses
Aussaresses n’a-t-il pas reconnu sur des chaînes de télévision française de grande audience qu’à partir de 1957 “la torture et les exécutions sommaires étaient dans les pratiques de la politique de guerre française” ? Il s'est même vanté d'avoir employé des moyens qui sortaient des normes établies par les lois de la guerre ainsi que d'avoir ordonné à ses subordonnés de tuer.
Il reconnaît avoir lui-même procédé à 24 exécutions sommaires de membres du FLN, ajoutant, plein de morve, “ne pas avoir à se repentir” ! Il n’a fait que se conformer à la posture du pouvoir français, notamment à celle de Bigeard et de bien d’autres généraux encore en vie, qui refusent jusqu'à ce jour le devoir de mémoire pour les crimes commis en Algérie.
Bigeard, commandant en Algérie et ancien membre de l'OAS, celui-là même que Sarkozy a déifié au Panthéon, a été le porte-parole d'une fraction de nostalgiques qui nient publiquement tout acte de torture. En accord avec Jean-Marie Le Pen, le père de l'extrême droite du Front national, Bigeard parlait du tissu de mensonges qui, d'après lui, veut détruire tout ce qui est encore propre en France !
Les archives, qui n'ont toujours pas été ouvertes, doivent receler des déclarations de milliers de victimes de la torture, qui n'ont reçu à ce jour aucune sorte d'indemnité. Et puis tous ces récits de jeunes militaires français que la torture avait frappés dans leurs esprits et qui ont fini par s’en libérer après le récit poignant de Louisette.
De nouveaux témoignages sont enregistrés quotidiennement, venant d'anciens appelés du contingent qui avouent avoir vécu traumatisés par ce qu'ils ont vu en tant que jeunes soldats en Algérie, quarante ans durant et sans avoir pu en parler.
Les témoignages des victimes, les documents publiés récemment, les aveux et confessions de militaires français ne laissent aucun doute quant à la brutalité et à l'ampleur de la pratique systématique et à grande échelle de la torture, entre autres le viol, le jet d'eau froide, le supplice de la baignoire remplie d'excréments et les électrochocs.
Même l'arrière-pays, où l'électricité ne se rendait pas, ne fut pas épargné par les électrochocs, administrés par la “gégène”, la génératrice à pédale des postes de radio de campagne.
Nous savons que c'était un gouvernement social-démocrate, le gouvernement de Guy Mollet (SFIO), qui laissa à la force d'occupation les mains libres pour torturer. En juin 1956, avant la “bataille d'Alger”, l'Assemblée nationale française accepta les propositions de Guy Mollet de “suspendre la garantie des libertés individuelles et de permettre aux gendarmes, aux policiers et aux militaires stationnés en Algérie le droit de pratiquer des interrogatoires poussés, d'introduire des mesures d'urgence ou d'appliquer des traitements spéciaux”.
Les responsables politiques de l'époque nous laissaient faire ce que nous jugions nécessaire, a confirmé Aussaresses.


Robert Lacoste, le ministre-résident de l'Algérie de l'époque, appartenait lui aussi au parti social-démocrate de la SFIO. Le social-démocrate François Mitterrand, le futur président de la République, déclarait devant le Parlement le 5 novembre 1954 en tant que ministre de l'Intérieur: “La rébellion algérienne ne peut trouver qu'une forme terminale: la guerre”. Il clama pathétiquement que l'Algérie est la France et que la Méditerranée sépare la France comme la Seine, Paris. Devenu ministre de la Justice, il se prononça le 10 février 1957 contre le recours en grâce demandé pour le militant communiste Fernand Iveton qui fut condamné à mort et exécuté. Quant aux condamnés algériens, il resta de marbre.   

La classe politique française assuma
La torture bénéficia même du soutien des staliniens. En 1954 le Parti communiste, sous la direction de Jacques Duclos, vota pour le budget et en 1956, il vota pour les pouvoirs spéciaux du gouvernement alors que les rues de Paris étaient prises par les manifestants protestant contre la guerre d'Algérie.
À dire vrai, il y avait déjà eu de nombreux témoignages sur la pratique systématique de la torture en Algérie dans les années 1950. Avant le début de la guerre, en décembre 1951, le journal France-Observateur avait déjà fait état d'actes de torture en Algérie. En 1958, paraissait le livre La Question d'Henri Alleg et, en 1960, un groupe d'intellectuels avaient protesté contre la guerre en publiant le “Manifeste des 121”, dont les signataires furent entre autres, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, André Breton, Simone Signoret et Pierre Vidal-Naquet, un historien qui, dans son livre La torture sous la République, devait, plus tard, dénoncer la torture comme la rupture avec la tradition libérale de la France. Et pourtant le sujet était resté tabou depuis l'amnistie de 1962. Quand l'hebdomadaire satirique Le Canard enchaîné avait relaté, dans les années 1980, que Jean-Marie Le Pen avait participé activement à la torture en Algérie en tant que lieutenant parachutiste, le journal fut traduit en justice et perdit le procès en dernière instance. La France officielle avait scrupuleusement veillé à ce que ses démons de la guerre d’Algérie ne sortent pas du cadre des initiés.  N’est-ce pas Lionel Jospin, le Premier ministre socialiste de Jacques Chirac, qui, tout en permettant à quelques historiens, triés sur le volet, d'accéder aux archives, a refusé le libre accès au grand public. C’est pourquoi certains dossiers resteront fermés jusqu'en 2060.

Y avait-il une Gestapo en Algérie ?
Depuis la conquête coloniale, la torture est un procédé courant des forces de l'ordre en Algérie qui l'utilisent pour terroriser les populations autochtones. Cette pratique qui a été utilisée tout au long de la présence coloniale en Algérie, d'abord pour obtenir des informations sur les emplacements de silos à grains lors de la conquête coloniale, puis pour briser les grèves, meurtrir des suspects, instruire les affaires pénales les plus ordinaires et terroriser les indigènes, s'inscrivait avant tout dans une démarche de haine et de déshumanisation. Dans un article de 1951, l'Observateur s'interrogeait  “Y a-t-il une Gestapo en Algérie ?”  
Avec la guerre d'Algérie, ces pratiques sont théorisées et systématisées par l'armée française. Dès le premier jour du conflit, François Mauriac lance un appel qui ne sera pas entendu : “Surtout, ne pas torturer”. Déjà, pendant la guerre d'Indochine, la torture avait été employée comme arme  systématique contre les indépendantistes vietnamiens. La torture devient progressivement une arme de guerre à part entière en Algérie, théorisée et légitimée dans le cadre d'une doctrine de la “guerre contre-révolutionnaire”, inventée durant la bataille d’Alger par le colonel Trinquier, le capitaine Paul-Alain Léger, le colonel Marcel Bigeard et le général Jacques Massu, en tant que “moyen de poursuivre une guerre non conventionnelle, où l'adversaire se dérobe aux catégories classiques du droit de la guerre, se dissimulant dans la population”. Celui-ci est assimilé à un “terroriste” ou en mieux, un “guérilléro”. Ils sont donc exclus de la protection des lois de la guerre notamment des Conventions de Genève signées par la France. Raoul Salan, le séditieux, devait lui aussi ajouter son grain de sel  en prônant  à l'état-major d’Alger, en décembre 1956, le principe de “la guerre menée en dehors de tout droit, l’armée est souveraine, sans contrepoids ni contrôle, elle doit faire régner une terreur jamais vue jusqu'alors”.  
Ce bla-bla doctrinal, c’était pour la galerie. Car dans les faits, en Algérie, l'usage de la torture était systématique, les disparitions forcées également comme le quadrillage des Algériens par zones, développé par le colonel Trinquier. Un maillage systématique de la population qui encourage la délation et n'était pas sans rappeler l'organisation urbaine instituée par le Troisième Reich. Ces  camps de regroupement établis par le plan Challe, visaient à couper le FLN de ses appuis dans la population(d’où les  patrouilles surprise, le principe de responsabilité collective et les “corvées de bois”).
La France a même inventé bien avant les dictatures latino américaines les “escadrons de la mort”.  En effet, si la torture, les enlèvements et les exécutions sommaires se généralisaient, théorisées par l'armée et soutenues à la fois par l'état-major et les politiques, on a confié ces tâches à des unités spéciales: les paras de Massu et Bigeard, les DOP, etc. Le général Aussaresses inaugure son unité action lors de la répression des émeutes de Philippeville du 20 août 1955, qui feront 12 000 morts, dont quelque 1 200 exécutions sommaires.  L'escadron de la mort de ce général a arrêté, selon ses propres dires, 24 000 personnes pendant les six mois de la “bataille d'Alger”, dont 3 000 ont disparu.    
Vous voulez d’autres noms de théoriciens de la guerre menée par vous en Algérie ?  Le général André Beaufre qui considérait que la frontière entre militaire et civil devait être dissoute, et qu'il fallait élargir le champ de bataille au-delà du seul militaire pour y inclure la société civile. Et pour Beaufre, le militaire doit coordonner tous les aspects d'une société. Ces théories pratiquées en Algérie, élaborées sur le terrain algérien ont été enseignées à  l'École française  supérieure de guerre (ESG).
Le pouvoir civil a couvert en toute connaissance de cause les militaires et cela depuis l’invasion de l’Algérie. Les classements sans suite de plaintes déposées par les victimes seront par la suite la marque des régimes militaires en Amérique latine notamment en Argentine des généraux et au Chili de Pinochet.  Bien peu d'officiers ont protesté contre ces pratiques inhumaines et déshonorantes, à l'exception du général Jacques Pâris de Bollardière, qui sera mis aux arrêts 60 jours. Le général avait dénoncé la torture ainsi que la soumission de la justice au pouvoir militaire. Policier, gendarme, supplétif, militaire, paramilitaire, politicien, de quelque ornière que ce soit, tous partaient du point de vue qu’on ne saurait être Algérien innocemment. Et de déchaîner des brutalités perverses, des tortures de plus en plus épouvantables, des exactions de plus en plus générales, des tueries de plus en plus indistinctes. Il n’y avait pas d’Algérien innocent du désir de dignité humaine, du désir d’émancipation collective, du désir de liberté nationale, il n’y avait que des ennemis à abattre.

Comment se faisaient les arrestations
Pour finir, cet exemple de “la ferme Ameziane”, un centre de renseignement et d'action (CRA) de Constantine, où la torture se pratiquait à l'échelle quasi industrielle. C'est dans ce lieu que sont conduits tous les suspects pris par les unités françaises de l'Est algérien. L'arrestation des “suspects” se fait par rafles, sur renseignements, dénonciation, pour de simples contrôles d'identité. Un séjour s'effectue dans les conditions suivantes : à leur arrivée à la “ferme”, ils sont séparés en deux groupes distincts : ceux qui doivent être interrogés immédiatement et ceux qui “attendront”. À  tous on fait visiter les lieux et notamment les salles de tortures en activité : électricité (gégène), supplice de l'eau, cellules, pendaisons, etc. Ceux qui doivent attendre sont ensuite parqués et entassés dans les anciennes écuries aménagées où il ne leur sera donné aucune nourriture pendant deux à huit jours, et quelquefois plus encore. Les interrogatoires, conduits conformément aux prescriptions du guide provisoire de l'officier de renseignement (chapitre IV) sont menés systématiquement de la manière suivante: dans un premier temps, l'OR pose ses questions sous la forme  traditionnelle en l’accompagnant de coups de poing et de pied, l'agent provocateur ou l'indicateur est souvent utilisé au préalable pour des accusations précises et... préfabriquées. Ce genre d'interrogatoire peut être renouvelé. On passe ensuite à la torture proprement dite, à savoir: la pendaison, le supplice de l'eau, l'électricité (électrodes fixées aux oreilles, aux doigts et sur les parties génitales), brûlures (cigarettes, etc.). Les traces, cicatrices, suites et conséquences, sont durables, certaines même permanentes (troubles nerveux par exemple) et donc aisément décelable. Plusieurs suspects sont morts chez eux le lendemain de leur retour de la “ferme”. Les interrogatoires-supplices sont souvent repris à plusieurs jours d'intervalle. Entretemps, les suspects sont emprisonnés sans nourriture dans des cellules dont certaines ne permettent pas de s'allonger. Précisons qu'il y a parmi eux de très jeunes adolescents et des vieillards de 75, 80 ans et plus. À l'issue des interrogatoires et de l'emprisonnement à “la ferme”, le suspect peut être: libéré, c'est souvent le cas des femmes et de ceux qui peuvent payer ou interné dans un centre dit “d'hébergement” ou encore considéré comme “disparu”, lorsqu'il est mort des suites de l'interrogatoire ou abattu en “corvée de bois”  aux environs de la ville. Les chiffres des clients de “la ferme”, car il y en a, sont éloquents. La capacité du centre entré en activité en 1957, est de 500 à 600 personnes, et il a fonctionné à plein rendement, en permanence. La “ferme” aurait contrôlé  108 175 personnes, fiché 11 518 Algériens comme militants nationalistes sur le secteur, gardé pour des séjours de plus de huit jours 7 363 personnes. Le chiffre des victimes de “corvée de bois” n’est pas disponible.

 

Violez mais faites-le discrètement !
Nous avons failli oublier le sujet tabou, les viols. “Vous pouvez violer, mais faites ça discrètement”…telle  fut l’instruction de vos officiers durant la guerre de Libération nationale. Dans les douars éloignés ou à Alger, dans les centres d’interrogatoire, les sévices sexuels étaient fréquents. Mais le poids de la honte a longtemps étouffé les témoignages. Femmes combattantes et donc “rebelles”, femmes suspectes, femmes au fond des douars ratissés : leur viol fut une violence et un acte de guerre perpétrés, là-bas, par des soldats français.  Sur ce sujet si sensible que les historiens découvrent, il a fallu attendre les révélations au grand jour de cette pratique systématique des viols pendant la guerre en ex-Yougoslavie, de 1991 à 1995, qui ont placé en pleine lumière une violence spécifique, trop souvent considérée comme un dommage collatéral universel des guerres. Depuis, des avancées importantes du droit international ont contribué, à leur tour, à mieux identifier cette violence dans les conflits postérieurs. Le Conseil de sécurité de l’ONU a qualifié d’“actes d’une brutalité innommable” les viols et les abus sexuels sur les femmes et les enfants en ex-Yougoslavie  et le même jour son Assemblée générale a défini les viols de femmes “comme arme de guerre utilisée de manière délibérée à des fins de nettoyage ethnique, dans le cadre d’une politique génocidaire”(Résolution 47/ 121 du 18 décembre 1992). Quatre ans et demi plus tard, le 27 juin 1996, le Tribunal pénal international pour la Yougoslavie a qualifié de crimes contre l’humanité les viols commis dans la ville bosniaque de Foca en avril 1992 et a inculpé un membre et un chef d’une unité paramilitaire d’élite serbe. Cela pour dire ce que vous encourez également pour ces crimes.  Pour la guerre d’Algérie, nous savons que les archives du ministère français de la Justice contiennent quelques rapports du procureur général d’Alger au garde des Sceaux à propos d’affaires de viols dénoncées à l’autorité judiciaire. Mais la répartition des compétences durant cette période a abouti à ce que ces affaires soient toujours instruites par la justice militaire, donc sans résultats, comme les plaintes sur la torture. Ces dossiers de la justice militaire demeurent pour l’instant inaccessibles. En outre, l’amnistie corrélative des accords de cessez-le-feu, a rendu impossible toute poursuite à l’encontre de militaires français. Mais les nouvelles lois internationales ont, heureusement, levé leur imprescriptibilité, même pour toute contravention.

Le tabou et le poids de la honte
Manifestement, cette violence n’a pas encore fortement intéressé les historiens, comme elle n’a pas non plus été instrumentalisée par les autorités algériennes. Les viols restent sans doute largement enfouis dans l’anonymat des violences, mais des témoignages courageux commencent à paraître, montrant que cette violence sexuelle faite aux femmes algériennes a de multiples spécificités qui permettent d’éclairer plus finement les enjeux de la guerre.  Des témoignages écrits ou oraux d’anciens acteurs de la guerre évoquent ces viols, pendant la guerre elle-même, des journaux de soldats, des rapports d’aumôniers en parlent et, en Algérie, des femmes et des hommes écrivent sur cette blessure. Dès le début de la guerre, les femmes sont victimes de la répression menée par les forces de l’ordre françaises.  Car, si les femmes combattantes dans les maquis n’ont été qu’une infime partie d’entre elles, Djamila Amrane estime leur nombre à environ 2 000 pour toute la guerre, elles sont pour la plupart très jeunes, puisque plus de la moitié a moins de 20 ans et 90 % moins de 30 ans. Les Algériennes se sont consacrées essentiellement à des activités telles que les soins, le ravitaillement, l’hébergement. Leur relative discrétion amène aussi à leur confier des tâches d’agents de liaison. En effet, le Front de libération nationale, peu favorable à la présence de femmes parmi les combattants armés, les a encouragées, en revanche à participer à l’organisation civile du peuple, au sein de laquelle les tâches de ravitaillement deviennent essentielles, au fur et à mesure que la lutte contre les maquis s’intensifiait.  Ainsi la place des femmes dans la guerre fut croissante. De véritables cellules féminines sont constituées. Elles deviennent vite un ennemi prioritaire pour la France.  Au travers des archives militaires françaises, un historien a observé l’évolution du regard de l’armée  sur elles : les femmes accèdent peu à peu au rang de sujets dans la guerre et elles sont dès lors, comme les hommes, mises en fiches, suspectées, arrêtées pour leurs propres activités. Une directive du 24 février 1959, du général Massu, incite toutes les troupes du corps d’armée d’Alger à ne “pas négliger les femmes, parmi lesquelles le rebelle fait actuellement un effort de recrutement”.  Dans les journaux de marche des unités, l’évolution est sans ambiguïtés : abattre une femme, encore présenté comme une bavure dans les premières années du conflit, devient un fait de guerre à partir de 1959-1960.
Cette inclusion des femmes dans le groupe des ennemis de la France implique une généralisation des violences contre elles. Les fouilles des Algériennes pouvaient aller d’une palpation sur les vêtements jusqu’à l’obligation de soulever leur robe. Vérifier le sexe des femmes s’entend alors au sens propre. D’abord simplement soupçonnées d’être des “femmes de”, les Algériennes deviennent donc progressivement des ennemies à part entière. Elles sont de plus en plus nombreuses à être contrôlées, arrêtées, interrogées, torturées, emprisonnées, assignées à résidence ou exécutées. À la fin de l’année 1957, une section spéciale est ouverte au sein du centre d’hébergement de Téfeschoun pour les regrouper. Avant d’y arriver, elles ont souvent subi des violences, soit au moment de leur arrestation, soit durant leur détention dans les centres dépendant de l’armée. Ces violences présentent des caractéristiques sexuelles évidentes, brûlures sur les seins, électrodes placées sur le sexe... En outre, elles sont aussi l’objet de la violence sexuelle directe d’hommes qui les détiennent. Cette pratique est attestée par de nombreux témoignages et récits. “Le journal” tenu par Mouloud Feraoun au cours de la guerre permet aussi de repérer à quel point le viol fut une pratique courante en Kabylie notamment au cours des grandes opérations engagées par le général Challe durant l’été 1959.   De fait, dans sa guerre contre le peuple algérien, le viol a occupé une place particulière. À travers la femme, bousculée, violentée, violée, la France officielle voulait  atteindre sa famille, son village, et tous les cercles auxquels elle appartient jusqu’au dernier, le peuple algérien. Le viol relève de la même logique que la torture.  Jacques Zéo, grand baroudeur, devance l’appel en 1955 et reste en Algérie jusqu’à la fin,  vante à ses amis restés en France la banalité du crime : “On parle de viol, mais ce n’était même plus du viol, les gars entraient dans un village, couchaient les femmes…  On pénètre dans une mechta, on entre dans les maisons, on déshabille pour une fouille au corps et, pour des appelés envoyés trente mois sans femmes au fond d’un djebel, le viol ne devient qu’une effraction de plus”. Certaines unités sont particulièrement sauvages, comme le commando de chasse dénommé P16 (partisan 16) dépendant des chasseurs alpins :  “Ce commando, c’était les SS en Algérie”, raconte toujours Zéo : “Ils ont violé des gamines de 10, de 11, de 12 ans. On voyait des pères venir nous voir en pleurant. On viole avec le consentement des gradés. Les djebels, les douars de Kabylie ou des Aurès ne sont pas les seuls endroits où les femmes risquent ce genre de torture, les femmes des villes n’ont pas échappé à cette torture”.


D. B

 

Publié dans guerre d'Algérie

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