PIERRE JUQUIN : ARAGON, UN DESTIN FRANCAIS

Publié le par Tourtaux

 

Pierre Juquin

Aragon, un destin français


« Le sphinx n’y comprenait rien, Louis cherchait déjà les yeux d’Elsa. »

 

Le sphinx n’y comprenait rien, et OEdipe fut bien en peine pour nouer ses conflits au destin d’une Jocaste qui, sur la scène de la vie familiale, ne pouvait être ni mère ni épouse et donc se trouver à l’origine d’un destin, fut-il celui du malheur incestueux.

Comment commencer dans ces conditions une vie sensée, comment lui ordonner une perspective appuyée sur une origine ?

Parce que, comme il l’écrira, « le roman, c’est la clef des chambres interdites de notre maison », Louis transfigurera le dépit oedipien dans l’écriture pour résoudre l’énigme impossible de sa biographie, lui donnant cependant un fil rouge, par quoi il pouvait lui échapper, en prenant comme hypothèse le roman. Il se donnait ainsi les moyens pour résoudre ce qu’elle avait d’impossible à dire.

 

La vie d’Aragon commence donc dans un monde étrange où les personnages principaux apparaissent sous des masques, et sont pris dans des rôles où le mentir s’y donne pour le vrai et culbute, cul par-dessus tête, l’ordre des générations est logique.

Ce monde place d’emblée le cadre familial dans une fiction déroutante, et surréaliste. Il compose une illusion grosse de bruits et de fureurs. Le romanesque met un pied dans la porte des origines. La clef en sera ce théâtre / roman où l’enfant naturel et adultérin devra vivre vingt ans durant dans un monde d’interdits tacites avec défense de reconnaître son père, défense de dire maman.

 

D’ailleurs, Aragon nous le dit sans équivoque dans C’est là que tout commence : « Ce qui est menti dans le roman libère l’écrivain, lui permet de montrer le réel dans sa nudité. Ce qui est menti dans le roman est l’ombre par quoi vous ne verrez la lumière ». L’histoire de sa vie se verra dans ces contrastes.

Cette histoire se verra aussi dans cette occurrence où l’amitié rencontre la figure d’un maître des formes et des couleurs, sous l’espèce d’une plongée dans l’art de Matisse, qui prendra le nom de Matisse / roman pour dire et écrire comment « devant nous s’ouvrent les contrées ignorées de la couleur par quoi se poursuit l’aventure entreprise dès les jours du Fauvisme », et dont il pensait qu’elle serait « un jour ou l’autre comme le triomphe de l’homme sur son temps », triomphe qu’Aragon atteindrait pour réaliser « la grande composition dont il percevait au loin la respiration profonde en ces heures de 1942. »

Aragon écrivait aussi, en préambule à l’édition de 1968 : « La porte s’ouvre sur le passé. Ou la fenêtre. Mal (…) Ce livre est comme il est. Je n’y puis rien. Peut-être parce que l’homme s’est tu, que je ne puis entendre la voix, qu’il a cessé d’être présence pour devenir question. Question. Ce n’est rien. Ni un récit ni un discours.

Pardonnez-moi. Je l’ai appelé roman sans doute afin qu’on me le pardonne. »

Puis, repositionnant son parcours sur ce moment de la vie où le terme approche et où la porte se refermant restera le romanesque, il se rappelle ses doutes de 1941 (ceux d’avant la reprise, dans l’écriture, du combat contre la nuit) sur lesquels il lui faut revenir pour se comprendre avec « l’incertitude aux portes de l’oubli. Cette crainte au bout du compte, de n’avoir dit que ça ».

 

« Nous ne sommes rien, ce que nous cherchons est tout », écrivait Hölderlin en une phrase qui depuis longtemps hantait Louis Aragon. Ce cheminement pour la vérité et les moyens pour y parvenir, la forme roman en fut l’une des alternatives. C’est un cheminement semblable que nous offre Pierre Juquin dans Aragon un destin français. Dans L’Humanité du 24 décembre 2012, il dit s’être proposé de réfléchir sur la logique de la vie d’Aragon, tout en payant sa dette à un homme qui lui a beaucoup apporté et chez lequel, comme ce dernier l’écrivait dans La semaine sainte, il voulait faire ressortir « les graines de l’avenir ». Car chacun, parlant de l’autre, dit quelque chose de lui-même.

Enjoint de tout dire par Jean Ristat, l’exécuteur testamentaire et ami du poète, Pierre Juquin s’est efforcé de le faire sans tabou, tout en évitant de tomber dans l'hagiographie ou les règlements de compte avec le PCF (auquel tous trois ont appartenu), mais aussi avec l’espoir que son travail, ayant rempli son objet, celui-ci puisse inciter à de nouvelles études, qui le dépasseront. Il émet alors le souhait que la vie posthume d’Aragon ne fasse que commencer.

Postulant que la vie réelle d’Aragon fut un roman écrit dans un siècle des extrêmes, « plein d’horreurs et de grandeurs, de chienneries à mourir et d’expériences inouïes », Pierre Juquin pense qu’il est possible de lire cette oeuvre de cent façons différentes mais que, pour sa part, il l’envisage du point de vue de l’Histoire, en rappelant qu’Aragon en fut un acteur et un témoin majeur. Et aussi parce que la littérature vit dans le monde, que l’air qu’elle « respire est l’air du temps » et qu’on « ne peut l’abstraire de la vie sociale », Pierre Juquin n’écrit-il pas, ce faisant, une sorte d’Aragon / roman, une oeuvre devenant à son tour ce miroir stendhalien qui, dans une défense de l’infini du poète, se donne à lire comme le roman qui changerait la vie ?

 

Gilbert Rémond


 

Rencontre avec Pierre Juquin

Avec la participation de Laurent Vercelletto et de Natasha Bezriche

 

Samedi 19 octobre – 15 h

 

URDLA

 

207, rue de Pressensé

 

Villeurbanne

Publié dans Culture

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