DAVID HARVEY : SE REAPPROPRIER LA VILLE

Publié le par Tourtaux

Se réapproprier la ville 

 

« Après 1848, « ce sont Haussmann, les promoteurs, les spéculateurs, les financiers et les forces du marché qui se sont appropriés (la ville) et qui lui ont donné la forme de leurs buts et de leurs intérêts particuliers, suscitant dans la population un sentiment de perte et de dépossession  », analyse David Harvey. Pour adapter l’infrastructure urbaine à un capitalisme en plein essor, le préfet lance de grands travaux : les bidonvilles qui entouraient le centre-ville sont rasés, la circulation entre les gares ferroviaires en direction du centre administratif de la ville améliorée, les banlieues annexées, les grandes entreprises souvent polluantes telles que les tanneries et certaines industries chimiques poussées vers la périphérie, chassant du même coup la classe ouvrière. Entre 1852 et 1870, la valeur totale de l’immobilier parisien passe de 2,5 milliards à 6 milliards de francs. »

La géographie de David Harvey est de cette facture, les capitalistes y ont trouvé leur compte. Nous y trouvons le nôtre car nous savons bien que leurs pratiques se continuent, même si c'est sous d'autres formes, et qu'il conviendra aussi de se réapproprier la ville.

Michel Peyret

 

David Harvey, géographie radicale

Par Marion Rousset| 18 juin 2012

 

Pour David Harvey, l’espace urbain n’est pas un simple décor. Il modèle un ordre social, produit des modes de vie, nourrit les imaginaires politiques. Paris, capitale de la modernité étudie les relations entre cette ville et le capitalisme pendant le Second Empire.

 

Paris sous le Second Empire. Le sujet pourrait laisser croire à un livre historique, mais David Harvey n’est pas historien. Si ce nom est encore peu connu, voire inconnu du grand public, c’est que le lecteur hexagonal n’a accès à l’oeuvre de ce géographe parmi les plus cités au monde, traduit dans plus de quatorze langues, que depuis 2008. La parution de Géographie de la domination(éd. Les Prairies ordinaires) a donné l’élan, ouvrant le chemin à plusieurs maisons d’éditions indépendantes qui ont commencé à combler le retard.

 

Voici donc, avant la sortie de Pour lire le Capital, en cours de traduction aux éditions La Ville brûle, Paris, capitale de la modernité (éd. Les Prairies ordinaires), initialement publié en anglais en 2006. Dans cet ouvrage, le chef de file de la « géographie radicale » propose, à la lumière des travaux d’Haussmann, une théorie de la ville. Les hommes, nous dit-il dans la lignée du sociologue Robert Park, ont toujours cherché à façonner l’espace urbain afin de se modeler eux-mêmes et de modeler l’ordre social et politique.

L’urbanisme comme arme

 

Entre 1976 et 1977, David Harvey a passé un an à Paris où les opérations de rénovation urbaine se multiplient. Le penseur britannique travaille alors en collaboration avec le Groupe de sociologie urbaine de l’université de Nanterre qui s’inspire des travaux du marxiste Henri Lefebvre. On trouve d’ailleurs, dans Le capitalisme contre le droit à la ville (éd. Amsterdam, 2011), un hommage à ce dernier qui avait su saisir l’importance de la dimension urbaine dans les mouvements révolutionnaires. « Lefebvre suggérait implicitement que la classe ouvrière était constituée de travailleurs urbains plutôt qu’exclusivement d’ouvriers à l’usine. »

 

Tout en pointant le rôle des habitants dans la production de la ville, à travers les mouvements sociaux urbains, le Groupe de sociologie qu’il côtoie lors de son séjour à Paris démontre « à quel point l’aménagement et l’urbanisme peuvent être des armes économiques et politiques employées par les pouvoirs publics pour entretenir ou reproduire les divisions et les inégalités sociales », explique dans la préface Mathieu Giroud, maître de conférence en géographie à l’université de Clermont-Ferrand. Harvey y a sans doute puisé des outils pour comprendre les relations qui se nouent entre la ville et le capitalisme, la manière dont les deux se nourrissent l’un l’autre, depuis le Second Empire.

 

Mais c’est dans l’œuvre romanesque de Balzac qu’il trouve matière à restituer toute la complexité de ce lien. « Monstrueuse merveille, étonnant assemblage de mouvements, de machines et de pensées », l’espace urbain ainsi décrit par le romancier se transforme au rythme d’une spéculation foncière et immobilière qui écarte du centre les plus modestes. « On assiste même aux débuts du phénomène que l’on appelle aujourd’hui la gentrification  », estime David Harvey.

 

Paris apparaît donc comme le « produit d’agencements et de conflits de classes », un lieu de ségrégation spatiale et sociale qui induit des changements dans les modes de vie, et dont les populations se disputent la maîtrise. « Les personnages qui ne sont pas à leur place perturbent l’harmonie écologique, polluent l’ordre moral et doivent en payer le prix. » Jusqu’à y laisser la vie, comme dans Ferragus où l’on voit mourir la plupart de ceux qui se trouvent au mauvais endroit au mauvais moment. Dans les oeuvres ultérieures, précise le géographe, « ces déterminismes spatiaux s’assouplissent ».

 

De fait, « ce pouvoir d’ordonner et de produire l’espace permet à des personnes situées tout en bas de l’échelle sociale de subvertir la configuration spatiale et l’ordre moral ». Pour Balzac, la ville constitue moins un décor qu’un corps politique composé de rues, de quartiers, d’appartements, de cages d’escaliers empreints d’une signification sociale. C’est précisément cela qui intéresse Harvey, et notamment la manière qu’a le romancier d’examiner « comment les rapports sociaux s’expriment dans les menus détails de l’espace bâti, et comment réciproquement la dimension physique de la ville influe sur les rapports sociaux ».

Haussmann, le gentrificateur

 

Le géographe a choisi de mettre l’accent sur ce double aspect, souvent sous-estimé, qui travaille pourtant en profondeur les deux décennies séparant l’arrivée d’Haussmann à Paris des évènements de la Commune. « Comment, à cette époque précise et dans ce lieu particulier, le capital et la modernité se sont-ils agencés  ? Et quel impact cette rencontre a-t-elle eu sur les rapports sociaux et l’imagination politique ? », s’interroge-t-il. « Tous appartenaient au même espace urbain », observe David Harvey, citant « Thiers et Varlin, Paul Minck et Jules Michelet, Haussmann et Louis Lazare, Louis Napoléon, Proudhon et Blanqui, les frères Pereire et la famille Rothschild », mais aussi les poètes, les chiffonniers, les artisans, les banquiers, les prostituées, les étudiants comme les spéculateurs. « Certains s’affrontèrent sur les boulevards ou les barricades, et tous cherchaient à leur façon à façonner et contrôler les conditions sociales de leur propre existence géographique et historique. »

 

Avec Haussmann, « armé de ballons et d’instruments de triangulation », la lutte pour le contrôle de l’espace a pris une dimension étatique. Le préfet développe une obsession du détail : il surveille la conception du mobilier urbain, des lampes à gaz, des kiosques, des vespasiennes et le respect des alignements. Mais dans le même temps, il envisage moins la ville comme l’assemblage de projets singuliers que comme une totalité qu’il souhaite transformer de fond en comble. Alors que Balzac était un chirurgien habile à disséquer cet espace, lui veut le mettre tout entier au service d’une classe particulière.

 

Après 1848, « ce sont Haussmann, les promoteurs, les spéculateurs, les financiers et les forces du marché qui se sont appropriés (la ville) et qui lui ont donné la forme de leurs buts et de leurs intérêts particuliers, suscitant dans la population un sentiment de perte et de dépossession  », analyse David Harvey. Pour adapter l’infrastructure urbaine à un capitalisme en plein essor, le préfet lance de grands travaux : les bidonvilles qui entouraient le centre-ville sont rasés, la circulation entre les gares ferroviaires en direction du centre administratif de la ville améliorée, les banlieues annexées, les grandes entreprises souvent polluantes telles que les tanneries et certaines industries chimiques poussées vers la périphérie, chassant du même coup la classe ouvrière.

 

Entre 1852 et 1870, la valeur totale de l’immobilier parisien passe de 2,5 milliards à 6 milliards de francs. Avec des différences importantes d’un quartier à l’autre, voire d’une rue à l’autre. La carte de Paris qui se dessine alors, sous l’effet de la spéculation immobilière, assigne chaque quartier à une population et à une fonction. À Belleville, La Villette et Montmartre se concentrent les ouvriers ; dans le centre-ville et l’Ouest, vidés de leurs bidonvilles, prospèrent les classes supérieures. « En 1870, les zones et les bordures, les centres et les périphéries, et même le fin maillage des quartiers, étaient bien plus définis en termes de classes ou de professions qu’ils ne l’étaient en 1848. » Au nord du « centre des affaires », les cols blancs, dans le nord-est du centre, les artisans, sur la rive gauche, les imprimeurs et les relieurs…

 

Haussmann suit un schéma fonctionnel au sein duquel les boulevards éclairés tiennent une place à part. Ces lieux publics « où la marchandise fétiche régnait sans pareil », symboles du pouvoir et de l’argent, se privatisent, devenant des espaces de jeux pour la bourgeoisie. « Plus l’espace physique était ouvert, plus il était cloisonné et fermé par des pratiques sociales de ghettoïsation forcée et d’exclusion à fondement racial », raconte l’auteur. Reprendre l’espace perdu, se réapproprier le centre, contrôler les lieux stratégiques : telle fut la tentative avortée des classes populaires descendues de Belleville. L’expérience de la Commune témoigne des rapports de force que cristallise la ville.

 

Cette géographie historique met en lumière le potentiel des villes contemporaines. « J’aime la possibilité de l’inattendu qu’elles réservent. Il y a quelque chose dans la vie urbaine qui ne peut être soumis à un quelconque “macro-contrôle” », estime David Harvey dans le numéro de printemps de la revue Vacarme. Le géographe y livre son attachement à Baltimore, son affection pour l’imprévu urbain, les rencontres qui choquent les modes d’être et de penser, le mélange social qui « autorise la mise en scène de soi, ainsi qu’une certaine folie ».

Portfolio

http://www.regards.fr/local/cache-vignettes/L132xH100/harvey-2a24a.jpg

Publié dans Lutte des classes

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article